C’est une cérémonie dont le modèle s’est établi au cours du IVe siècle
avant notre ère: un officiant coiffé du chapeau de gaze se penche sur
une superbe plaque de bronze carrée, gravée de caractères et de symboles.
Sur le cercle central poli comme un miroir,
il pose une cuillère très galbée – en fait,
un morceau de magnétite taillé à l’image de la Grande Ourse.
La cuillère pivote instantanément, pointant son manche vers le sud.
Il ne reste plus qu’à appliquer les règles du feng shui
, la géomancie chinoise,
pour déterminer quelle est l’orientation la plus faste pour le nouveau bâtiment –
maison, tombe ou palais. L’invention de la boussole par les Fils du Ciel ne doit rien
au désir d’explorer des contrées lointaines. Elle a été conçue par les devins taoïstes
et les maîtres de «magie cosmique» afin d’inscrire harmonieusement les constructions
humaines au sein d’une nature conçue comme vivante, animée de courants et de souffles
telluriques.
Quinze siècles plus tard, la boussole passe des jonques aux boutres
arabes et aux caravelles portugaises. Avec d’autres innovations chinoises comme le
gouvernail et les voiles multiples, elle ouvrira aux capitaines du XVe siècle la voie
des traversées aventureuses vers les Indes orientales et l’Amérique. Cette véritable
bombe à retardement, qui fait exploser les cadres de la société médiévale, n’est pas
le seul legs de la Chine à la modernité.
«Trois découvertes ont changé la face du
monde, écrit en 1620 le philosophe anglais Francis Bacon,
l’imprimerie, la
poudre, la boussole. Aucun empire, aucune religion, aucune étoile ne semble avoir
autant influencé les affaires humaines.» Le grand penseur de l’expérimentation
scientifique n’ignorait pas que ces trois innovations venaient d’Orient.
Grâce aux extraordinaires recherches d’un biochimiste et
historien des sciences britannique, Joseph Needham, nous mesurons aujourd’hui notre dette
à l’égard du génie chinois:
«L’horlogerie mécanique,
la fonte, les
étriers et le harnais adapté au cheval, la suspension de Cardan, le triangle
de Pascal, les ponts à arche segmentaire, les écluses, l’étambot de poupe, la cartographie
quantitative…» Pratiquée depuis le VIIIe siècle, l’imprimerie chinoise invente les
caractères mobiles en 1045, soit quatre siècles avant Gutenberg.
Lisez la synthèse de la recherche needhamienne
intitulée «le Génie de la Chine» (1), et préparez-vous à subir un choc: l’avalanche
de trouvailles et d’inventions rivalisant d’ingéniosité dans tous les domaines
n’a d’égale qu’une vertigineuse antériorité. 1 400 ans pour le papier,
2 200 ans pour le soc de charrue en fer et 2 300 pour
l’exploitation du pétrole et du gaz naturel, en passant par des technologies aussi
décisives que le semoir à rangs multiples (1800 ans), la manivelle (1 100 ans),
la fabrication d’acier selon le procédé que nous appelons Siemens
(1 300 ans), les coques de navire à compartiments étanches (1 700 ans)…
De quoi éclipser la classique énigme de l’histoire
des sciences pourquoi la science est-elle née en Occident?
au profit du désormais fameux «paradoxe de Needham»: pourquoi, malgré l’extraordinaire
avance de la technologie chinoise, la science moderne n’est-elle pas née en Chine?
Des centaines de chercheurs dans tous les pays tentent
toujours de résoudre cette énigme.
Needham lui-même a proposé plusieurs hypothèses: la nature étouffante du despotisme impérial,
la faiblesse de la classe commerçante, la sclérose d’un système mandarinal fondé sur le
bachotage, et même la prédilection chinoise pour l’algèbre plutôt que la géométrie… La
plus frappante concerne les idées religieuses: la croyance occidentale en un Dieu personnel,
créateur et législateur, gouvernant l’univers par des lois générales et rationnelles, est
à l’origine de l’idée même de lois de la nature, affirme-t-il.
Ne croyant pas en une
divinité créatrice, les Chinois n’ont pu concevoir l’existence de lois mathématiques
régissant la nature, même s’ils n’avaient pas manqué de repérer l’existence de régularités.
A ce compte, objecte David Cosandey dans un livre
consacré à la question de Needham (2),
l’Inde aurait dû être la patrie de la modernité scientifique, puisque rien ne rappelle plus
la logique mécanique chère aux astrophysiciens que la loi d’airain du karma, selon laquelle
les mêmes causes produisent inexorablement les mêmes effets. Quant au Dieu passionné et
vindicatif de la Bible, il est aux antipodes du Dieu rationnel de Descartes et de Leibniz.
Ce n’est pas la théologie qui a enfanté la science, conclut Cosandey, «c’est sous l’effet
de l’évolution socio-économique globale que le Dieu chrétien est devenu rationnel, vers les
XIIe-XIIIe siècles».
L’hypothèse qu’il défend, quant à
lui, ne doit rien aux
déterminations religieuses, culturelles, ethniques ou
climatiques. Sous toutes les
latitudes, démontre-t-il, les avancées
scientifiques ont eu pour cadre des périodes
caractérisées par le fractionnement
d’une aire de civilisation en plusieurs Etats stables
et concurrents: ce schéma
est le seul qui ait favorisé les échanges commerciaux, la
montée en puissance de
la classe marchande, l’indépendance économique des savants et
une émulation
féconde entre centres intellectuels rivaux. En Chine, les périodes d’essor
correspondent de fait aux intermèdes de fragmentation entre deux époques
d’unification
et, si elle rate au XIVe siècle le virage de la modernité, c’est parce qu’elle est
chroniquement «soumise» à l’empire total. L’Europe est le seul ensemble où les périodes
de «division stable» aient été si importantes. Pourquoi? Ne cherchez pas du côté de la
religion ni de la culture, prévient Cosandey. Voyez plutôt la géographie de la «péninsule
européenne», adossée au continent eurasiatique d’un côté, profondément entaillée de mers
intérieures et de golfes de l’autre: c’est elle qui a favorisé à la fois un morcellement
politique et une ouverture maritime. Les conditions étaient réunies pour que de la lente
accumulation d’inventions de tout l’Ancien Monde puisse jaillir la révolution
technoscientifique.
Aussi convaincante qu’elle puisse être, cette thèse ne doit pas
faire perdre de vue le rôle qu’ont pu jouer les croyances. En Chine, ce sont les
géomanciens et autres alchimistes qui tentent de comprendre les secrets du tao, c’est-à-dire
l’ordre cosmique dont l’harmonie résulte de la coopération spontanée entre tous les éléments
du monde (qu’ils soient matière ou esprit), chacun se mouvant selon sa logique interne.
Très loin du modèle mécaniste qui triomphera avec Descartes, ils proposent un modèle organique
de l’univers, traversé d’affinités et d’influences, et régulé par une véritable homéostasie,
par analogie à cette capacité qu’ont les organismes vivants à maintenir leurs caractéristiques
internes, comme la température. L’étrange modernité des taoïstes trouve aujourd’hui un écho
dans l’écologie, la physique quantique et la vision holistique de la santé. Infiniment
subtil et mystérieux, cet ordre complexe est aux yeux des mystiques chinois impénétrable à
l’intelligence théorique. Seule une attitude humble, fondée sur l’observation et l’expérimentation,
permet de s’en approcher.
La même interrogation modeste, la même méfiance des théories
préconçues caractérisent les premiers hommes de science, aux antipodes des certitudes
arrogantes des scolastiques, remarque Needham. Souvenons-nous que ces théologiens «rationalistes»
refusèrent de regarder dans le télescope de Galilée, par mépris de l’empirisme et refus de
tester le catéchisme aristotélicien. Au contraire, les théologiens mystiques du XVIIe siècle
soutiennent la science naissante: croyant au pouvoir de la magie, leur absence de dogmatisme
les rend précisément curieux des fruits inédits de l’expérimentation concrète. Si le
rationalisme est la
«principale force progressiste» tout au long de
l’histoire,
conclut Needham, aux origines de la modernité
«magie et science sont étroitement liées».
Ursula Gauthier
(1) «Le Génie de la Chine», par Robert Temple, Editions Philippe Picquier, 2000.
(2)
«Le Secret de l’Occident», Arléa, 1997.
Ursula Gauthier