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A remarkable in-depth analysis of the philosophical aspects entailed by my rich states system theory of science, as exposed in The Secret of the West (1997, 2007). This 12p-article by Vincent Citot was published in the November 2008 issue of French philosophy magazine Le Philosophoire.

Vincent Citot emphasizes the vast implications that the issues that my book deals with have – in particular, our understanding of the roles played respectively by internal and external factors in the history of science shapes our understanding of science itself (shortcut 1) and the West's scientific triumph over the past centuries and its perceived causes have important implications for the identity feelings of today's Westerners. (shortcut 2)

Citot weighs at length my epistemological postioning, which he considers to be a "reductionist" one, in the positive sense of the word (that is, as an approach to understanding the nature of complex things by reducing them to simpler or more fundamental things). (shortcut 3)

Vincent Citot understands my theory as much more than a pure theory of scientific progress. Namely, he considers it to be a "materialist theory of history" (shortcut 4), (shortcut 5), (shortcut 6). This is in fact the single point where I might slightly disagree with him. It is true that my theory depicts humains as egoistic and "materialist" – humans desiring to pay very little for scientific research if not for its utilitarian goals (economic, military or prestige), humans almost never willing to pay for science just out of love for truth. But as such, this does not necessarily imply that materialism, as a philosophical theory pretending that only physical matter exists, holds.

In the next step of his reasoning, the philosopher suggests a bold generalization of my theory, which one could call "generalized competitionism" (shortcut 7), (shortcut 8), (shortcut 9), getting briefly in this context into the idea of a "generalized darwinism" (shortcut 10).

Ultimately, my theory of scientific progress is a theory of human psyche. Vincent Citot does not overlook this and thus situates my theory with respect to other psychological theories, in particular to freudism (shortcut 9). Finally, Citot identifies the link to marxism, of which my rich states system theory integrates some important elements (shortcut 11), (shortcut 12) and (shortcut 13).


(Le Philosophoire, Laboratoire de philosophie, paper edition, Nr 30 "Le Devoir", Autumn 2008, Sector "Les livres passent en revue", p.149-160).

Copy of the paper edition: May 2009. PDF version.

The Secret of the West

Cosandey




       



Matérialisme et idéalisme en histoire:
à propos du Secret de l'Occident de
D. Cosandey

Vincent Citot


David Cosandey, Le Secret de l'Occident. Vers une théorie générale du progrès scientifique (1997), Flammarion, Champs, 2007 (édition revue et augmentée).


     Historien, géographe et économiste suisse, David Cosandey s'est donné un programme de recherche pour le moins ambitieux, puisqu'il s'agit purement et simplement de comprendre la logique de l'histoire en général, et celle du progrès scientifique en particulier. Pourquoi les sociétés ont-elles évolué? Pourquoi ne l'ont-elles pas fait à vitesse égale? Pourquoi l'Occident a-t-il acquis une avance considérable sur les plans technique et scientifique? Si l'ouvrage se veut lui-même scientifique et démonstratif, on en perçoit immédiatement les enjeux philosophiques, dans la mesure où il nous invite à penser la nature et le sens de notre historicité.
     Or, justement, la position épistémologique de l'auteur consiste d'abord à montrer que l'histoire n'a pas de sens: elle n'obéit à aucune téléologie préconçue et n'est guidée par aucun projet que des hommes auraient formulé clairement ou obscurément. D'une façon générale, le progrès n'est pas un projet: il est seulement une conséquence et un effet. Il faut chercher les causes du progrès, et non sa fin.
     Nous avons bel et bien affaire à une théorie matérialiste de l'histoire: ce sont les conditions matérielles (géographiques, géopolitiques, économiques) qui déterminent les productions culturelles (techniques, scientifiques, intellectuelles). C'est "l'inférieur" qui rend compte du "supérieur": l'auteur assume ici les principes généraux de la démarche scientifique, qui sont proprement réductionnistes. Mais le réductionnisme méthodologique n'empêche nullement de considérer des niveaux

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d'interprétation irréductibles puisque, s'il est vrai que l'histoire doit se comprendre d'abord par la géographie, elle n'en demeure pas moins une discipline constituée, aux lois spécifiques.

La géohistoire et l'hypothèse «thalassographique»

     Développant les thèses du père de la géographie moderne – Carl Ritter –, Cosandey montre comment les progrès historiques sont sous conditions géographiques. La géographie physique donne la première explication de l'émergence des civilisations. Pour qu'un progrès technique et scientifique soit possible, deux conditions doivent être remplies: un essor économique d'une part, une rivalité stable entre des puissances politiques d'autre part (ces points seront expliqués par la suite). Or, il y a des terrains plus ou moins favorables à l'apparition de ces deux conditions.
     En premier lieu, pour que l'économie se développe, il faut que la géographie soit telle qu'elle favorise les échanges. C'est la présence de la mer, montre l'auteur, qui est le facteur déterminant à ce titre. Les zones de littoral sont donc les plus aptes au développement économique. Mais, en second lieu, il faut que le littoral soit tel qu'il rende possible et favorise la constitution d'unités politiques distinctes, aux frontières naturelles. Ce littoral devra donc être « articulé », c'est-à-dire avoir des contours chaotiques, avec des péninsules et des golfes très marqués. C'est l'ensemble de ces conditions géographiques déterminantes que l'auteur appelle «l'hypothèse thalassographique». [rectification: l'hypothèse thalassographique est l'hypothèse que ce découpage du littoral soit l'explication majeure de l'évolution politico-économique évoquée, tout en restant une explication de type probabiliste]. L'histoire de l'humanité est, en dernière analyse, déterminée par la géographie.

L'économie, condition du progrès

     Si les conditions géographiques le permettent, des échanges se multiplieront entre les peuples, et ce commerce rendra l'économie prospère. En outre, le développement d'une classe mercantile sera un contrepoids essentiel au pouvoir politique et religieux, d'essence conservatrice. L'auteur montre que c'est toujours quand cette bourgeoisie commerçante fait défaut que le pouvoir tend à devenir despotique, puisqu'il n'est pas modéré par des puissances dont sa propre puissance aurait alors dépendu – le pouvoir financier, en effet, semble être historiquement le fondement de tout pouvoir.
     Inversement, si la «caste mercantile» est solidement constituée, elle tend à imposer ses valeurs libérales et pluralistes. Elle est non seulement un contre-pouvoir faisant face au pouvoir politique, mais exerce aussi une puissante influence sur le pouvoir religieux. Ce n'est pas la religion qui peut favoriser plus ou moins le capitalisme, comme le croyait M. Weber, mais c'est au contraire le capitalisme qui, en s'imposant, invite la mentalité religieuse à se modérer elle-même, voire à s'invertir. Ce ne sont pas les

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superstructures intellectuelles (religieuses) qui expliquent les mécanismes infrastructurels (l'économie), c'est au contraire ceux-ci qui déterminent unilatéralement ceux-là (1).
     La prospérité économique rend aussi possible la constitution d'une classe de rentiers, [rectification: d'une classe de riches hommes d'affaires] capable de financer la recherche scientifique. Pour que des hommes puissent passer du temps à s'occuper des choses de l'esprit, il faut qu'ils en aient la possibilité matérielle. Il faut que leur existence soit financée, et que les financeurs aient intérêt à la constitution d'une nouvelle catégorie de travailleurs: les chercheurs. Cosandey montre comment ce sont les initiatives privées qui sont à l'origine des écoles et des universités. L'Université serait fille de l'économie, du commerce, de la bourgeoisie. Plus encore, elle ne resterait fidèle à ses principes (faire progresser les connaissances) que dans la mesure où elle ne devient pas l'organe de l'État [rectification: l'organe d'un Etat universel]. A chaque fois que le savoir est devenu un monopole d'État, dit l'auteur, il a stagné, ou périclité. Sauf si cet État est en concurrence économique avec d'autres, ce qui fait que c'est encore l'économie [ou des gouvernements en concurrence] qui gouverne le progrès scientifique.

La concurrence comme moteur de tout progrès historique

     Le second facteur explicatif fondamental du progrès technique et scientifique – qui est, comme l'essor économique, sous conditions géographiques – est ce que l'auteur appelle «la division politique stable». Pour qu'il y ait progrès, il faut une certaine stabilité politique. Les périodes de révolutions, d'invasions ou d'occupations temporaires, empêchent le développement du commerce, donc de l'économie, donc de la science. Nul ne songe à s'enrichir s'il craint d'être dépossédé de sa richesse. C'est une chose qui a été mainte fois montrée avant Cosandey que le commerce adoucit les mœurs, et que la guerre le rend difficile.
     Mais en plus de la stabilité politique, l'auteur pose pour condition du progrès la «division» politique – et c'est là le point le plus essentiel de sa doctrine du progrès historique. Il faut que des unités politiques se trouvent


1. Cosandey n'est pas marxiste et ne parle jamais de Marx dans son ouvrage, sauf une fois, où il note que le principe de la détermination de la superstructure par l'infrastructure va «dans la bonne direction» (p. 100). De fait, il partage avec celui-ci un matérialisme historique et philosophique, et c'est pourquoi l'usage des concepts «d'infrastructure» et de «superstructure» convient ici. En outre, les deux auteurs pensent la politique et la géopolitique comme un rapport de forces. La puissance de la bourgeoisie empêche la constitution d'un État despotique, dit Cosandey ; la puissance du prolétariat, ajoutait Marx, empêchera la constitution d'un État bourgeois. Les deux auteurs se rejoignent encore dans l'idée que l'avènement d'une unité politique mondiale dans l'égalité réalisée coïnciderait avec la fin de l'histoire. Seulement, tandis que Marx l'appelle de ses vœux, Cosandey la réprouve totalement: cette unité-égalité ferait sombrer l'humanité dans la décadence.



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en concurrence. Au sein d'un même État, sans doute, la concurrence est essentielle, mais elle l'est davantage encore entre États rivaux. C'est la rivalité comme telle qui est le moteur de l'histoire.
     Que se passe-t-il en effet quand un État ne se trouve pas concurrencé par d'autres? Il ne s'occupe que de gérer ses affaires intérieures et, en premier lieu, de mater les dissidences et les esprits forts. Son intérêt n'est jamais l'évolution, mais le statu quo. Être au pouvoir et vouloir y rester implique de mener une politique strictement conservatrice. Les progrès et les changements sont des dangers potentiels. Un tel «État universel» a donc intérêt à décourager les classes bourgeoises (la richesse, en effet, appelle le pouvoir), et aussi les innovations en tout genre. La science, la philosophie, la morale, le droit, ne peuvent, dans ces conditions, faire de progrès significatifs. L'auteur examine longuement l'histoire de la Chine pour montrer comment [quand un empire s'y est formé] cet État isolé a souffert de conservatisme, et a vu ainsi l'Occident prendre une avance considérable.
     L'isolement invite à la stagnation, tandis que la compétition, invariablement, stimule l'innovation et le progrès. Ce qui est vrai sur le plan biologique (ce sont les difficultés d'adaptation et la rivalité des espèces qui engendrent indirectement leur évolution) l'est aussi sur le plan historique (la rivalité entre États engendre le perfectionnement des sciences et des techniques). On peut même se demander si l'on n'aurait pas affaire ici à une loi générale, valable aussi à l'échelle individuelle: l'apathie ne guette-t-elle pas tout individu isolé et assuré de sa situation, sur les plans affectifs (la routine serait le danger des couples trop assurés d'eux-mêmes), intellectuel (pourquoi faire [un] effort vers la vérité si personne ne conteste un programme scientifique au nom d'un autre?), politique (le pouvoir sans contre-pouvoir et sans pluralisme politique tend à l'abus de pouvoir), sportif (celui qui est assuré de vaincre ne sera pas motivé pour "se dépasser"), professionnel (à en croire les critiques dont les fonctionnaires, pour lesquels l'emploi en France est garanti, font l'objet), etc. Serait-il donc impossible qu'une motivation émerge comme un impératif intérieur? Ne peut-elle donc être qu'une simulation extérieure? Cosandey, on l'a compris, récuse ici comme illusoire toute doctrine de l'auto-motivation et de la tendance spontanée au perfectionnement.

Le secret de l'Occident: essor économique et division politique stable

     L'examen de ces déterminants historiques permet à l'auteur de répondre à sa question inaugurale: pourquoi donc l'Occident domine le monde depuis plus d'un demi-millénaire? La réponse tient donc en trois temps, selon la chaîne causale ici résumée. En premier lieu, l'Europe présente les conditions géographiques les plus favorables: sa découpe littorale, ses fleuves et ses montagnes rendent possible la constitution

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d'unités politiques stables et de taille convenable. Ces unités constituées se stimulent mutuellement par la rivalité militaire d'une part, et par les échanges commerciaux d'autre part. La prospérité économique qui en résulte rend possible la constitution d'écoles et d'institutions du savoir, et donc les progrès scientifiques. Ceux-ci sont, de plus, encouragés (directement, cette fois) par la rivalité militaire des États, et leurs luttes de prestige.
     Il se trouve, dit Cosandey, que l'Europe est la seule partie du monde qui a connu une telle prospérité économique accompagnée de division politique stable, durant [tout] le dernier millénaire. C'est la raison de sa domination sur le monde, puis de celles des Etats-Unis et de l'URSS, qui ne sont que des extensions récentes, à l'ouest et à l'est, du modèle de développement européen et de la révolution industrielle européenne.
     L'auteur passe en revue les civilisations d'importance, qui auraient pu prétendre, elles aussi, à l'hégémonie. L'Islam, d'abord, qui a véritablement dominé le monde sur les plans scientifique et technique pendant que l'Europe vivait son «Moyen Âge», a fini par sombrer dans la décadence et a vu son empire se fragmenter de partout (invasions, guerres civiles, anarchie). A partir du XVIème siècle, dit l'auteur, l'économie végète et les connaissances ne progressent plus. Ce n'est pas en terre d'Islam que se fera la révolution industrielle. L'Inde, ensuite, connaît son apogée du IVème au VIIème siècle. Elle est alors l'un des centres du monde scientifique et technique. Mais elle connaîtra ensuite une multitude d'invasions successives qui rendront impossible la stabilité politique nécessaire au progrès. La Chine enfin, dont l'auteur précise qu'elle a, à plusieurs époques, devancé l'Occident, a souffert d'unification politique chronique, et donc du conservatisme qui y est irrémédiablement associé. Seule l'Europe a vu réalisée sur le long terme la double condition du progrès scientifique.

La supériorité de l'Occident est seulement conjoncturelle

     Rien n'est plus éloigné de la doctrine de Cosandey que l'idée d'une supériorité intrinsèque des Occidentaux sur les autres peuples du monde. Ce n'est pas en vertu d'une supériorité de race ou même de culture que l'Occident domine, mais seulement par le fait d'une conjoncture favorable. Cette supériorité n'est pas de droit, mais de fait; et son fait originaire est la géographie complexe de l'Europe. Certes, il n'y a pas de quoi être fier d'un fait. L'Occidental ne tient pas sa supériorité technoscientifique du génie de sa nature, ni de l'éminence de sa culture, mais seulement du fait qu'il s'est trouvé au bon moment au carrefour de facteurs favorables. Autrement dit, si les aborigènes s'étaient trouvés en Europe et les Européens en Australie, il n'en aurait pas été autrement de l'histoire respective de ces continents. La

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race n'est en aucun cas un facteur explicatif du processus de différenciation historique des peuples.
     Mais les explications en terme de "mentalité", de dispositions culturelles et de religion ne tiennent pas davantage. S'il y a une «mentalité primitive», elle ne saurait être la cause, mais seulement l'effet, du progrès historique. Ce n'est pas parce que tel ou tel peuple a une mentalité traditionaliste et conservatrice qu'il ne progresse pas ou peu, c'est parce qu'il ne bénéficie pas des conditions qui favoriseraient son progrès qu'il garde cette mentalité. De même, il n'y a pas de religion plus ou moins favorable à la science et à la technique, mais il y a seulement des facteurs économiques et géopolitiques qui font évoluer la religion, la rendant de plus en plus adaptée à leurs exigences. Le principe philosophique de cette doctrine est, répétons-le, matérialiste. La religion, la culture, la mentalité, bref, les choses de l'esprit, ne sauraient être, de près ou de loin, que des effets, jamais des causes.
     C'est là l'un des points les plus essentiels de l'ouvrage, puisqu'il va à l'encontre de toute une tradition de pensée qui fait du christianisme – à la différence de l'islam, de l'hindouisme, du bouddhisme, du taoïsme ou du confucianisme – une religion éminemment compatible avec la modernité politique, scientifique et technique. Certes, on trouvera dans la parole de Jésus l'affirmation du dualisme, qui fonde philosophiquement la possibilité de la modernité technoscientifique et politique. En effet, il oppose le monde de la nature – que pourront étudier les scientifiques – et le monde du pouvoir – qui relève des choses humaines séculières – au «royaume de Dieu», de la vraie religion et de la vraie morale. Mais il ne faut pas oublier que les textes sacrés ont souvent peu de rapport avec les religions constituées qui s'y réfèrent (c'est ainsi qu'un conflit d'interprétations s'instaure, occasionnant des schismes et des formations sectaires), que celles-ci interprètent ceux-ci selon leurs propres dispositions et, enfin, que l'ensemble de la communauté des croyants pratique une religion qui diffère encore beaucoup des préceptes officiels de l'Église à laquelle ils se rattachent – quand elle existe. Bref, il serait assez naïf, sur un plan strictement historique et sociologique, de penser la réalité effective d'une religion donnée à partir de ses textes fondateurs.
     Du reste, même à s'en tenir à ce que la Bible énonce, on trouverait tout autant d'arguments pour défendre l'idée qu'il s'agit d'une religion antipathique au progrès des connaissances. L'idée même d'un Dieu créateur, volontaire et tout puissant, n'invite pas à chercher dans le monde des lois naturelles stables, immuables et nécessaires. Comment, de l'image d'un Dieu passionné et interventionniste que nous donne la Bible, en induire l'idée d'un monde ordonné selon la raison, le principe de conservation, le déterminisme, et tout ce qui fera la science moderne? Le Dieu des Juifs et des Chrétiens nous convie plutôt à nous détourner du monde, de ses enjeux,

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de ses passions, et finalement de ses lois. Rien dans la Bible ne présente la logique ou la raison comme des principes exemplaires. Au contraire, il semble que le croyant doive rompre avec cette logique et cette raison, au nom de quelque chose de plus haut qui les dépasse l'une et l'autre – et cela apparaît déjà dans l'idée même de Révélation.
     Quant aux institutions du christianisme considérées en elles-mêmes, c'est peu dire qu'elles n'ont pas encouragé la recherche scientifique. Cosandey retrace brièvement l'histoire du conflit de l'Église et de la science, y compris à l'époque de la création des Universités, où les clercs ont joué autant que possible le rôle de frein au développement des connaissances. Bref, le christianisme ne semble pas particulièrement favorable à la science, et ce n'est pas en lui que l'Occident trouve le «secret» de son extraordinaire ascension. D'une façon générale, remarque Cosandey, toute religion est de près ou de loin conservatrice, et aucune n'a intérêt à favoriser l'innovation, quelle qu'elle soit.
     Ainsi, ce n'est pas la religion ou la "mentalité" qui rend possible ou impossible le progrès économique, politique et intellectuel; c'est au contraire le nouveau rapport de force occasionné par l'essor économique et les enjeux politiques connexes qui fait pression sur la religion pour qu'elle devienne plus permissive. Prenant le contre-pied de L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme de Weber, Cosandey affirme ainsi: «Ce n'est pas l'institution ecclésiastique qui a poussé l'Europe vers le développement, c'est l'essor économique qui a poussé l'Église vers la tolérance de l'argent» (p. 116). L'auteur applique à sa façon les principes de la sociologie définis par Durkheim: les institutions évoluent en fonction des besoins sociaux, et sont déterminées par ceux-ci plutôt qu'elles ne les déterminent d'en haut. Ce sont les progrès de la division du travail qui expliquent l'évolution de la morale, du droit et des exigences politiques, plutôt que l'inverse (voir, par exemple, La division du travail social). Cette évolution sociale n'étant pas déterminée par la superstructure idéologique, elle le sera par l'infrastructure économique, géographique et géopolitique. Il n'y a donc pas de "frein culturel" aux révolutions scientifiques et industrielles, mais il y a parfois un frein géographique, géopolitique et économique aux révolutions culturelles.
     Une fois reconnue la pertinence et le poids de cette explication du "supérieur" par "l'inférieur", on pourra tout de même regretter la façon dont l'auteur minimise les effets en retour de cette détermination. Sans remettre en cause l'explication réductionniste, il est néanmoins vrai que les mentalités, une fois constituées, peuvent être d'authentiques freins (ou adjuvants) au progrès. En effet, du fait de leur inertie propre, elles peuvent se montrer aveugles aux opportunités économiques qui se présentent, ainsi qu'aux innovations culturelles, techniques, politiques. Le traditionalisme religieux, la sacralisation de l'existence, et toutes les formes de misonéisme, sont autant d'obstacles au progrès multiforme. Inversement, pour un peuple

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qui s'est fait du futur le principe d'une nouvelle foi, et qui voit dans le nouveau un "mieux", les habitus singuliers qui sont les siens favorisent, de fait, l'adoption de nouvelles normes et de nouveaux principes scientifiques. [C'est bien sûr tout à fait correct, mais porte sur le court et le moyen terme; sur le très long terme, échelle qui nous intéresse ici, je postule que les mentalités et les cultures deviennent de simples variables modulées par les besoins de la société et donc ne représentent pas des causes premières.]

Le déclin de l'Occident

     Si la supériorité de l'Occident est seulement conjoncturelle (occasionnée par une conjonction de facteurs favorables), rien ne dit qu'elle sera pérenne. Au contraire, remarque l'auteur, tout indique qu'elle est déjà engagée dans un déclin inévitable. On lira avec grand profit tous les développements qu'il consacre aux XXème et XXIème siècles, ainsi qu'aux hypothèses qu'il risque sur un avenir plus éloigné encore – ces chapitres sont des ajouts de l'édition de 2007. [Plus exactement ces chapitres ont été entièrement revus et complétés.]
     La domination européenne sur le monde arrive à terme à la fin de la seconde guerre mondiale. S'ouvre alors une période de domination «néo-européenne», sur le modèle d'un «système double» Etats-Unis-URSS. Il s'agit là en effet de deux extensions du modèle de développement européen, dont les principes technoscientifiques dérivent directement de la culture européenne. Cette période néo-européenne est à l'Europe ce que la période hellénistique est à la Grèce: une continuation à une plus large échelle.
     Mais ce second souffle de la dynamique occidentale, à son tour, plafonne vers 1970, du fait de la supériorité devenue manifeste des Etats-Unis sur l'URSS (notamment dans la conquête de l'espace). La rivalité se relâchant, la stimulation économique et scientifique s'érode elle aussi, irrémédiablement. La chute de l'URSS et du bloc communiste marquera la fin de ce «système double», et aussi l'accélération du déclin de l'Occident. Se retrouvant seule superpuissance au monde, les Etats-Unis n'ont plus de concurrents, abandonnent leurs ambitieux programmes de recherche et voient leur économie entamer une chute accélérée. Déjà, une autre puissance émerge, bien plus redoutable que l'URSS, et destinée à prendre sa place dans la compétition mondiale pour l'hégémonie: la Chine.
     On va sans doute assister, dit l'auteur, à une nouvelle confrontation de deux superpuissances, la Chine et les Etats-Unis. Mais elles sont destinées à se croiser, l'une s'étant engagée dans le déclin tandis que l'autre, démographiquement supérieure, est en pleine expansion. Déjà, le déficit commercial des Etats-Unis dans leurs échanges avec la Chine est abyssal. Les marchandises vont de Chine en Amérique, tandis que les flux financiers vont, évidemment, en sens inverse. La Chine est ainsi en train de devenir une puissance financière sans précédent, et elle supporte déjà une grande partie de la dette américaine. Endettés et importateurs, les Etats-Unis sont de plus en plus dépendants de la Chine. Or, dit encore Cosandey, «ce vaste transfert de la richesse, s'il se poursuit, entraînera celui des connaissances scientifiques et techniques»; «Nous assistons peut-être à un transfert

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de civilisation à civilisation, comme il s'en est déjà produit [...]: du monde helléno-romain à l'Inde à la fin de l'Antiquité, de l'Inde à l'Islam aux VIIIème-IXème siècles, puis de l'Islam à l'Europe chrétienne aux XIIème-XIIIème siècles» (p. 809). Le XXIème siècle sera celui du passage de la domination occidentale sur le monde à la domination orientale. Il ne s'agira pas simplement d'une domination économique, mais d'une hégémonie politique, technologique, scientifique et militaire, car tout s'ensuit, selon la chaîne de causalité étudiée par l'auteur.
     Ce que craint ce dernier, du reste, ce n'est pas tant ce transfert de civilisation et de puissance, qui est assez banal dans l'histoire, que la possibilité d'une future omnipotence de la Chine, qui marquerait la fin de tout progrès scientifique. Si l'Inde, par exemple, ne parvient pas à faire concurrence à celle-là, on se retrouverait avec un État universel sans rival, qui serait la formule même de la stagnation puis de la décadence de l'humanité. Car, une puissance non stimulée se repose puis décline. Mais, quoiqu'il en soit de la possibilité d'un pluralisme des puissances mondiales, la compétition militaire étant arrivée à peu près à terme (c'est la «paix nucléaire»), la rivalité ne sera jamais aussi soutenue qu'elle l'a été. La compétition, moteur du progrès selon Cosandey, est en effet en premier lieu une compétition militaire. Du coup, il n'y aurait plus jamais de grand bond en avant scientifique et technique qui soit comparable à la révolution industrielle. [c'est-à-dire plus de nouveaux systèmes d'Etats ultradynamiques comme ceux des miracles grec et européen.]

Matérialisme et idéalisme en histoire

     L'ouvrage de Cosandey soulève un problème épistémologique et philosophique redoutable, qu'il explicite lui-même clairement dès le premier chapitre: le progrès est-il issu d'une évolution interne de la science, d'une pure logique de la découverte sans rapport avec les circonstances extérieures (hypothèse «internaliste»), ou bien sont-ce celles-ci qui, au contraire, le déterminent de part en part (hypothèse externaliste)? La position de l'auteur est claire: «Seule la compréhension de son environnement permettra d'expliquer l'histoire des sciences» (p. 173). Bien sûr, le cheminement des idées et des théories suit un ordre et une logique, ce qui fait que l'histoire des sciences peut être cumulative. Bien sûr, la rationalité scientifique n'est pas malléable au point de se voir dicter sa loi par l'économie, la politique et les intérêts militaires. En cela, il y a bien une certaine pertinence de l'internalisme épistémologique. Mais cette logique interne ne saurait être déterminante ni rendre compte des progrès effectifs de la science. Ceux-ci ont été rendus possibles essentiellement par des facteurs externes: géographiques, économiques, géopolitiques.
     Ce ne sont pas les [apparitions d'] esprits brillants qui font avancer la recherche, ce sont les conditions favorables offertes à ces esprits. Il y eut des génies

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scientifiques potentiels dans toutes les grandes civilisations et à toutes les époques, mais seuls ceux qui se sont vus offrir des moyens suffisants dans un contexte culturel concurrentiel ont pu faire progresser la science. La recherche de la vérité n'est pas son propre moteur. Voilà donc la thèse fondamentale de l'ouvrage, qu'il conviendrait de considérer sur un plan philosophique plus général.
     On opposera ainsi une vision matérialiste et réductionniste de l'histoire, selon laquelle il n'y a de progrès que par impossibilité du repos, à une vision idéaliste de l'histoire, selon laquelle le progrès est une fin en soi, qui s'appelle à elle-même. Le matérialisme ne considérera jamais que la fin anticipée puisse avoir quelque effet sur un processus historique. C'est au contraire celui-ci qui détermine quelle idée une société se fait de sa fin, de son but, de ses normes. Les hommes croient poursuivre des fins, mais ils ne font qu'obéir à des appétits et des impératifs dictés par les besoins d'un corps social (et «ignorent les causes par où ils sont déterminés», disait Spinoza). De fait, l'idée que l'on se fait de la finalité historique a grandement varié selon les époques. Ce simple constat rend assez naïve l'idée d'une fin a priori, naturelle ou essentielle de l'histoire humaine. Qu'on le sache ou non, qu'on le veuille ou non, nos valeurs et nos projets portent en eux la signature de leur temps.
     L'intelligence matérialiste refuse donc par principe que la fin posée ou anticipée attire à elle tout le processus qui est censé y mener. Les idées ne sauraient avoir une telle efficacité, puisqu'elles ne sont que le reflet du corps (physique et social). Il n'y a progrès, alors, que parce que les conditions de survie l'imposent. Comme les animaux ont une tendance naturelle à l'autoconservation, les animaux humains et les sociétés humaines ont cette même tendance, qui prend des formes nouvelles. La lutte des plus aptes transposée dans l'histoire des civilisations devient simplement la lutte des puissances économiques et militaires. Les progrès scientifiques n'en sont que des conséquences secondaires, et l'humanité progresse (scientifiquement, moralement, politiquement, etc.) sans le vouloir ni le chercher. De même, l'individu ne progresse que par la nécessité de surmonter des obstacles, et c'est seulement cette nécessité qui le fera passer, dit Freud, du «principe de plaisir» (principe d'illusion et d'immaturité) au «principe de réalité» (principe de vérité et de maturité). L'homme serait foncièrement conservateur, et ne s'élèverait que poussé par la nécessité et par les circonstances, selon un principe d'équilibration des tensions et d'adaptation.
     Contre cela, le moraliste, le religieux et, souvent, le philosophe protestent: le "bien" ne saurait être seulement l'impossibilité du "mal"; [le débat s'égare; on ne parle pas de "bien", mais de progrès techno-scientifique...] on ne devient pas moral par contrainte ou par accident. [la moralité est un autre débat...] De même, comment le "vrai" pourrait-il être le résultat de l'évolution du "faux"? Comment le juste serait-il issu de l'injustice, invertie par sa propre vertu? Bref, le progrès

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n'est plus un progrès s'il est seulement un processus – c'est-à-dire l'histoire de variations déterminées. Si le vrai, le juste, le bien sont historiques, alors ... ils sont aussi relatifs: il y a seulement du plus ou moins vrai, du plus ou moins juste, etc. [Confusion entre progrès moral et progrès scientifique.] Que la vérité, la moralité ou la justice soient relatives aux circonstances et aux époques, c'est ce que ne saurait admettre l'idéalisme philosophique. La hiérarchie des valeurs et des vérités n'a de sens, de ce point de vue, que si cet ordre trouve son principe dans un référentiel absolu, lui donnant sa direction et son orientation. Comment le relativisme pourrait-il échapper au nihilisme [effectivement, matérialisme et nihilisme sont indissociables] si rien ne fonde la hiérarchisation des valeurs et des vérités? Le matérialisme rendrait alors le progrès inintelligible, par la dissolution de toute valeur dans l'histoire, l'économie, la géographie, et finalement la physique. [Confusion entre progrès moral et progrès scientifique.] Le réel absorbe l'idéal, le devoir-être est réduit à l'être, et le droit au fait.
[Rectifions: croire au christianisme reste possible, même en admettant que cette religion n'a pas favorisé le progrès scientifique...]
     De plus, est-on bien sûr que la concurrence soit le seul moteur et mobile du progrès? Toute motivation est-elle externe? Ne peut-on trouver en soi-même un principe de dignité et d'exigence (morale et spirituelle) qui tienne lieu de stimulus? "L'esprit" ne peut-il se vouloir lui-même, s'appeler à lui-même? Ne renferme-t-il pas en soi sa propre exigence – ce qui donnerait à la morale un fondement immanent? [Confusion entre progrès social et progrès scientifique.] Cette idée d'une exigence interne, logée dans l'intimité spirituelle de l'individu, l'encouragerait à progresser sans aucune stimulation extérieure, simplement par l'idée que l'homme se ferait de ce qu'il doit être. Ainsi, s'élever et se dépasser n'auraient rien à voir avec la volonté de dominer les autres. A cette condition l'histoire a un sens, et pas seulement une orientation processuelle.
     Contre ces hypothèses spiritualistes, le matérialiste demande que l'on considère les faits: où voit-on, dans l'histoire, des peuples progresser par la simple sommation des automotivations individuelles? L'appel immanent à la vérité et à la moralité, dans quelle mesure indique-t-il la source absolue de toute hiérarchisation, et dans quelle mesure est-il une simple variable psycho-socio-historique? Quelle preuve ou quelle intuition avons-nous de ce fondement métaphysique des valeurs et des vérités? Inversement, objecte à son tour le spiritualiste, quel homme peut croire au nivellement universel des valeurs – conséquence indirecte du matérialisme? Le matérialiste lui-même ne pense-t-il pas dire le vrai, ne cherche-t-il pas à agir selon des valeurs et des principes, dont il ne saurait douter au moment même où il les met en œuvre? Illusion nécessaire, peut-être. Mais une illusion dont on ne peut se déprendre se nomme certitude.
     Le matérialisme et l'idéalisme se meuvent dans un cercle, puisque l'un et l'autre postulent plus qu'ils ne prouvent. L'un pose la matière, et ne peut penser authentiquement l'action de son esprit faisant cela; l'autre pose l'esprit, et ne peut plus ensuite l'expliquer autrement que par lui-même. Le matérialisme doit nier le progrès en histoire, puisque qu'il s'est privé des principes ontologiques rendant intelligible l'idée de verticalité en général.

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     L'idéalisme conçoit la finalité historique comme avènement de la vérité, de la moralité et de la justice, [en fait Citot se réfère exclusivement à la théorie de l'histoire optimiste née au cours des derniers siècles, celle d'un progrès continu automatique, celle d'une histoire ayant une direction prédéterminée, "le sens de l'Histoire"; dans cette approche quasi-religieuse, l"Histoire" écrite avec un grand h remplace le Dieu unique des religions monothéistes.] mais peine à comprendre pourquoi l'idée que l'on se fait de ces trois hypostases est elle-même, de fait, historique. Le plus sage ici serait de séparer les ordres et les compétences. A l'historien, il revient d'être matérialiste à bon droit, s'il est vrai que les principes de scientificité l'exigent. Au religieux et au moraliste, il revient d'être idéaliste, puisque les principes de leur foi et de leur posture le requièrent. Au philosophe, il revient d'être sceptique, critique, interrogatif, puisque telle est sa condition (2). Le philosophe est celui qui, se refusant à postuler, assume la circularité de la pensée et se meut dans les exigences contradictoires de cette dernière. Il doit renoncer à l'histoire téléologique et métaphysique, et tout autant au nihilisme interdisant toute perspective de progrès. Son propos serait alors de penser le progrès sans se duper sur ses critères, et d'envisager un relativisme qui ne soit pas un nihilisme.



2. Nous avons précisé ce point dans un article récemment paru au Philosophoire: «La condition philosophique (la réflexion, le préréflexif et la question du scepticisme)», no 28, printemps 2007. Sur cette même question, voir également: «La tentation métaphysique et l'exigence philosophique», nouv. éd. du no 9, sept. 2006; «Le naturel, le culturel et le spirituel», no 27, déc. 2006; et l'ouvrage à paraître: La condition philosophique et le problème du commencement.




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Created: 17 Aug 2010 – Last update: 04 Oct 2014