David Cosandey, Le Secret de l'Occident. Vers une théorie générale du progrès scientifique (1997),
Flammarion, Champs, 2007 (édition revue et augmentée).
Historien, géographe et économiste suisse, David Cosandey s'est donné un programme
de recherche pour le moins ambitieux, puisqu'il s'agit purement et simplement de
comprendre la logique de l'histoire en général, et celle du progrès scientifique
en particulier. Pourquoi les sociétés ont-elles évolué? Pourquoi ne l'ont-elles pas
fait à vitesse égale? Pourquoi l'Occident a-t-il acquis une avance considérable
sur les plans technique et scientifique? Si l'ouvrage se veut lui-même scientifique
et démonstratif, on en perçoit immédiatement les enjeux philosophiques, dans la mesure
où il nous invite à penser la nature et le sens de notre historicité.
Or, justement, la position épistémologique de l'auteur consiste d'abord à montrer
que l'histoire
n'a pas de sens: elle n'obéit à aucune téléologie préconçue
et n'est guidée par aucun projet que des hommes auraient formulé clairement ou obscurément.
D'une façon générale, le
progrès n'est pas un
projet: il est seulement
une conséquence et un
effet. Il faut chercher les
causes du progrès,
et non sa fin.
Nous avons bel et bien affaire à une
théorie matérialiste de l'histoire:
ce sont les conditions matérielles (géographiques, géopolitiques, économiques)
qui déterminent les productions culturelles (techniques, scientifiques, intellectuelles).
C'est "l'inférieur" qui rend compte du "supérieur": l'auteur assume ici les principes
généraux de la démarche scientifique, qui sont proprement réductionnistes. Mais
le réductionnisme méthodologique n'empêche nullement de considérer des niveaux
150
d'interprétation irréductibles puisque, s'il est vrai que l'histoire doit se
comprendre d'abord par la géographie, elle n'en demeure pas moins une discipline
constituée, aux lois spécifiques.
La géohistoire et l'hypothèse «thalassographique»
Développant les thèses du père de la géographie moderne Carl Ritter ,
Cosandey montre comment les progrès historiques sont sous conditions géographiques.
La géographie physique donne la première explication de l'émergence des civilisations.
Pour qu'un progrès technique et scientifique soit possible, deux conditions doivent
être remplies: un essor économique d'une part, une rivalité stable entre des puissances
politiques d'autre part (ces points seront expliqués par la suite). Or, il y a des
terrains plus ou moins favorables à l'apparition de ces deux conditions.
En premier lieu, pour que l'économie se développe, il faut que la géographie soit
telle qu'elle favorise les échanges. C'est la présence de la mer, montre l'auteur,
qui est le facteur déterminant à ce titre. Les zones de littoral sont donc les plus aptes
au développement économique. Mais, en second lieu, il faut que le littoral soit tel
qu'il rende possible et favorise la constitution d'unités politiques distinctes,
aux frontières naturelles. Ce littoral devra donc être « articulé », c'est-à-dire
avoir des contours chaotiques, avec des péninsules et des golfes très marqués.
C'est l'ensemble de ces conditions géographiques déterminantes que l'auteur appelle
«l'hypothèse thalassographique».
[
rectification: l'hypothèse
thalassographique est l'hypothèse que ce découpage du littoral soit l'explication
majeure de l'évolution politico-économique évoquée, tout en restant une explication
de type probabiliste].
L'histoire de l'humanité est, en dernière analyse, déterminée par la géographie.
L'économie, condition du progrès
Si les conditions géographiques le permettent, des échanges se multiplieront
entre les peuples, et ce commerce rendra l'économie prospère.
En outre, le développement d'une classe mercantile sera un contrepoids essentiel
au pouvoir politique et religieux, d'essence conservatrice. L'auteur montre
que c'est toujours quand cette bourgeoisie commerçante fait défaut que le pouvoir
tend à devenir despotique, puisqu'il n'est pas modéré par des puissances dont
sa propre puissance aurait alors dépendu le pouvoir financier, en effet,
semble être historiquement le fondement de tout pouvoir.
Inversement, si la «caste mercantile» est solidement constituée, elle tend
à imposer ses valeurs libérales et pluralistes. Elle est non seulement un
contre-pouvoir faisant face au pouvoir politique, mais exerce aussi une
puissante influence sur le pouvoir religieux. Ce n'est pas la religion qui
peut favoriser plus ou moins le capitalisme, comme le croyait M. Weber, mais
c'est au contraire le capitalisme qui, en s'imposant, invite la mentalité religieuse
à se modérer elle-même, voire à s'invertir. Ce ne sont pas les
151
superstructures intellectuelles (religieuses) qui expliquent les mécanismes infrastructurels
(l'économie), c'est au contraire ceux-ci qui déterminent unilatéralement ceux-là (1).
La prospérité économique rend aussi possible la constitution d'une classe
de rentiers,
[
rectification: d'une classe
de riches hommes d'affaires]
capable de financer la recherche scientifique. Pour que des hommes puissent
passer du temps à s'occuper des choses de l'esprit, il faut qu'ils en aient
la possibilité matérielle. Il faut que leur existence soit financée, et que
les financeurs aient intérêt à la constitution d'une nouvelle catégorie de
travailleurs: les chercheurs. Cosandey montre comment ce sont les initiatives
privées qui sont à l'origine des écoles et des universités.
L'Université serait fille de l'économie, du commerce, de la bourgeoisie.
Plus encore, elle ne resterait fidèle à ses principes (faire progresser les
connaissances) que dans la mesure où elle ne devient pas l'organe de l'État
[
rectification: l'organe
d'un Etat universel].
A chaque fois que le savoir est devenu un monopole d'État, dit l'auteur,
il a stagné, ou périclité. Sauf si cet État est en concurrence économique
avec d'autres, ce qui fait que c'est encore l'économie
[
ou
des gouvernements en concurrence]
qui gouverne le progrès scientifique.
La concurrence comme moteur de tout progrès historique
Le second facteur explicatif fondamental du progrès technique
et scientifique qui est, comme l'essor économique, sous
conditions géographiques est ce que l'auteur appelle
«la division politique stable». Pour qu'il y ait progrès, il faut
une certaine stabilité politique. Les périodes de révolutions,
d'invasions ou d'occupations temporaires, empêchent le développement
du commerce, donc de l'économie, donc de la science. Nul ne
songe à s'enrichir s'il craint d'être dépossédé de sa richesse.
C'est une chose qui a été mainte fois montrée avant Cosandey
que le commerce adoucit les mœurs, et que la guerre le rend difficile.
Mais en plus de la stabilité politique, l'auteur pose pour condition
du progrès la «division» politique et c'est là le point le plus essentiel
de sa doctrine du progrès historique. Il faut que des unités politiques se trouvent
1. Cosandey n'est pas marxiste et ne parle jamais de Marx dans son ouvrage,
sauf une fois, où il note que le principe de la détermination de la superstructure
par l'infrastructure va «dans la bonne direction» (p. 100). De fait, il partage
avec celui-ci un matérialisme historique et philosophique, et c'est pourquoi
l'usage des concepts «d'infrastructure» et de «superstructure» convient ici.
En outre, les deux auteurs pensent la politique et la géopolitique comme un
rapport de forces. La puissance de la bourgeoisie empêche la constitution
d'un État despotique, dit Cosandey ; la puissance du prolétariat, ajoutait Marx,
empêchera la constitution d'un État bourgeois. Les deux auteurs se rejoignent
encore dans l'idée que l'avènement d'une unité politique mondiale dans l'égalité
réalisée coïnciderait avec la fin de l'histoire. Seulement, tandis que Marx
l'appelle de ses vœux, Cosandey la réprouve totalement: cette unité-égalité ferait
sombrer l'humanité dans la décadence.
152
en concurrence. Au sein d'un même État, sans doute, la concurrence est
essentielle, mais elle l'est davantage encore entre États rivaux.
C'est la rivalité comme telle qui est le moteur de l'histoire.
Que se passe-t-il en effet quand un État ne se trouve pas concurrencé par
d'autres? Il ne s'occupe que de gérer ses affaires intérieures et, en
premier lieu, de mater les dissidences et les esprits forts. Son intérêt
n'est jamais l'évolution, mais le
statu quo. Être au pouvoir
et vouloir y rester implique de mener une politique strictement conservatrice.
Les progrès et les changements sont des dangers potentiels. Un tel
«État universel» a donc intérêt à décourager les classes bourgeoises
(la richesse, en effet, appelle le pouvoir), et aussi les innovations
en tout genre. La science, la philosophie, la morale, le droit, ne peuvent,
dans ces conditions, faire de progrès significatifs. L'auteur examine
longuement l'histoire de la Chine pour montrer comment
[
quand un empire s'y est formé]
cet État isolé a souffert de conservatisme, et a vu ainsi l'Occident prendre une avance
considérable.
L'isolement invite à la stagnation, tandis que la compétition, invariablement,
stimule l'innovation et le progrès. Ce qui est vrai sur le plan biologique
(ce sont les difficultés d'adaptation et la rivalité des espèces qui engendrent
indirectement leur évolution) l'est aussi sur le plan historique (la rivalité
entre États engendre le perfectionnement des sciences et des techniques).
On peut même se demander si l'on n'aurait pas affaire ici à une loi générale,
valable aussi à l'échelle individuelle: l'apathie ne guette-t-elle pas tout
individu isolé et assuré de sa situation, sur les plans affectifs
(la routine serait le danger des couples trop assurés d'eux-mêmes),
intellectuel (pourquoi faire [un] effort vers la vérité si personne ne conteste
un programme scientifique au nom d'un autre?), politique (le pouvoir sans
contre-pouvoir et sans pluralisme politique tend à l'abus de pouvoir), sportif
(celui qui est assuré de vaincre ne sera pas motivé pour "se dépasser"),
professionnel (à en croire les critiques dont les fonctionnaires, pour lesquels
l'emploi en France est garanti, font l'objet), etc.
Serait-il donc impossible qu'une motivation émerge comme un impératif intérieur?
Ne peut-elle donc être qu'une simulation extérieure? Cosandey, on l'a compris,
récuse ici comme illusoire toute doctrine de l'auto-motivation et de la tendance
spontanée au perfectionnement.
Le secret de l'Occident: essor économique et division politique stable
L'examen de ces déterminants historiques permet à l'auteur de répondre à sa question
inaugurale: pourquoi donc l'Occident domine le monde depuis plus d'un demi-millénaire?
La réponse tient donc en trois temps, selon la chaîne causale ici résumée.
En premier lieu, l'Europe présente les conditions géographiques les plus favorables:
sa découpe littorale, ses fleuves et ses montagnes rendent possible la constitution
153
d'unités politiques stables et de taille convenable.
Ces unités constituées se stimulent mutuellement par la rivalité militaire d'une part,
et par les échanges commerciaux d'autre part. La prospérité économique qui en résulte
rend possible la constitution d'écoles et d'institutions du savoir, et donc les progrès
scientifiques. Ceux-ci sont, de plus, encouragés (directement, cette fois) par la
rivalité militaire des États, et leurs luttes de prestige.
Il se trouve, dit Cosandey, que l'Europe est la seule partie du monde qui a connu
une telle prospérité économique accompagnée de division politique stable, durant
[
tout]
le dernier millénaire. C'est la raison de sa domination sur le monde, puis de celles
des Etats-Unis et de l'URSS, qui ne sont que des extensions récentes, à l'ouest
et à l'est, du modèle de développement européen et de la révolution industrielle
européenne.
L'auteur passe en revue les civilisations d'importance, qui auraient pu prétendre,
elles aussi, à l'hégémonie. L'Islam, d'abord, qui a véritablement dominé le monde
sur les plans scientifique et technique pendant que l'Europe vivait son «Moyen Âge»,
a fini par sombrer dans la décadence et a vu son empire se fragmenter de partout
(invasions, guerres civiles, anarchie). A partir du XVIème siècle, dit l'auteur,
l'économie végète et les connaissances ne progressent plus. Ce n'est pas en terre
d'Islam que se fera la révolution industrielle. L'Inde, ensuite, connaît son apogée
du IVème au VIIème siècle. Elle est alors l'un des centres du monde scientifique
et technique. Mais elle connaîtra ensuite une multitude d'invasions successives
qui rendront impossible la stabilité politique nécessaire au progrès. La Chine enfin,
dont l'auteur précise qu'elle a, à plusieurs époques, devancé l'Occident, a souffert
d'unification politique chronique, et donc du conservatisme qui y est irrémédiablement
associé. Seule l'Europe a vu réalisée sur le long terme la double condition du
progrès scientifique.
La supériorité de l'Occident est seulement conjoncturelle
Rien n'est plus éloigné de la doctrine de Cosandey que l'idée d'une supériorité
intrinsèque des Occidentaux sur les autres peuples du monde. Ce n'est pas en vertu
d'une supériorité de race ou même de culture que l'Occident domine, mais seulement
par le fait d'une conjoncture favorable. Cette supériorité n'est pas de droit,
mais de fait; et son fait originaire est la géographie complexe de l'Europe. Certes,
il n'y a pas de quoi être fier d'un fait. L'Occidental ne tient pas sa supériorité
technoscientifique du génie de sa nature, ni de l'éminence de sa culture, mais
seulement du fait qu'il s'est trouvé au bon moment au carrefour de facteurs favorables.
Autrement dit, si les aborigènes s'étaient trouvés en Europe et les Européens
en Australie, il n'en aurait pas été autrement de l'histoire respective de ces
continents. La
154
race n'est en aucun cas un facteur explicatif du processus de différenciation
historique des peuples.
Mais les explications en terme de "mentalité", de dispositions culturelles
et de religion ne tiennent pas davantage. S'il y a une «mentalité primitive», elle
ne saurait être la cause, mais seulement l'effet, du progrès historique.
Ce n'est pas parce que tel ou tel peuple a une mentalité traditionaliste
et conservatrice qu'il ne progresse pas ou peu, c'est parce qu'il ne bénéficie pas
des conditions qui favoriseraient son progrès qu'il garde cette mentalité.
De même, il n'y a pas de religion plus ou moins favorable à la science
et à la technique, mais il y a seulement des facteurs économiques et géopolitiques
qui font évoluer la religion, la rendant de plus en plus adaptée à leurs exigences.
Le principe philosophique de cette doctrine est, répétons-le, matérialiste.
La religion, la culture, la mentalité, bref, les choses de l'esprit, ne sauraient
être, de près ou de loin, que des effets, jamais des causes.
C'est là l'un des points les plus essentiels de l'ouvrage, puisqu'il
va à l'encontre de toute une tradition de pensée qui fait du christianisme
à la différence de l'islam, de l'hindouisme, du bouddhisme,
du taoïsme ou du confucianisme une religion éminemment compatible
avec la modernité politique, scientifique et technique. Certes, on trouvera
dans la parole de Jésus l'affirmation du dualisme, qui fonde philosophiquement
la possibilité de la modernité technoscientifique et politique. En effet,
il oppose le monde de la nature que pourront étudier les scientifiques
et le monde du pouvoir qui relève des choses humaines séculières
au «royaume de Dieu», de la vraie religion et de la vraie morale.
Mais il ne faut pas oublier que les textes sacrés ont souvent peu de rapport
avec les religions constituées qui s'y réfèrent (c'est ainsi qu'un conflit
d'interprétations s'instaure, occasionnant des schismes et des formations
sectaires), que celles-ci interprètent ceux-ci selon leurs propres
dispositions et, enfin, que l'ensemble de la communauté des croyants
pratique une religion qui diffère encore beaucoup des préceptes officiels
de l'Église à laquelle ils se rattachent quand elle existe. Bref, il
serait assez naïf, sur un plan strictement historique et sociologique,
de penser la réalité effective d'une religion donnée à partir de ses textes
fondateurs.
Du reste, même à s'en tenir à ce que la
Bible énonce, on trouverait tout
autant d'arguments pour défendre l'idée qu'il s'agit d'une religion
antipathique au progrès des connaissances. L'idée même d'un Dieu créateur,
volontaire et tout puissant, n'invite pas à chercher dans le monde des
lois naturelles stables, immuables et nécessaires. Comment, de l'image
d'un Dieu passionné et interventionniste que nous donne la
Bible,
en induire l'idée d'un monde ordonné selon la raison, le principe de conservation,
le déterminisme, et tout ce qui fera la science moderne? Le Dieu des Juifs
et des Chrétiens nous convie plutôt à nous détourner du monde, de ses enjeux,
155
de ses passions, et finalement de ses lois. Rien dans la
Bible
ne présente la logique ou la raison comme des principes exemplaires.
Au contraire, il semble que le croyant doive rompre avec cette logique
et cette raison, au nom de quelque chose de plus haut qui les dépasse
l'une et l'autre et cela apparaît déjà dans l'idée même de Révélation.
Quant aux institutions du christianisme considérées en elles-mêmes,
c'est peu dire qu'elles n'ont pas encouragé la recherche scientifique.
Cosandey retrace brièvement l'histoire du conflit de l'Église et de la
science, y compris à l'époque de la création des Universités, où les clercs
ont joué autant que possible le rôle de frein au développement des
connaissances. Bref, le christianisme ne semble pas particulièrement
favorable à la science, et ce n'est pas en lui que l'Occident trouve
le «secret» de son extraordinaire ascension. D'une façon générale,
remarque Cosandey, toute religion est de près ou de loin conservatrice,
et aucune n'a intérêt à favoriser l'innovation, quelle qu'elle soit.
Ainsi, ce n'est pas la religion ou la "mentalité" qui rend possible
ou impossible le progrès économique, politique et intellectuel; c'est
au contraire le nouveau rapport de force occasionné par l'essor économique
et les enjeux politiques connexes qui fait pression sur la religion
pour qu'elle devienne plus permissive. Prenant le contre-pied de
L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme de Weber, Cosandey
affirme ainsi: «Ce n'est pas l'institution ecclésiastique qui a poussé
l'Europe vers le développement, c'est l'essor économique qui a poussé
l'Église vers la tolérance de l'argent» (p. 116). L'auteur applique
à sa façon les principes de la sociologie définis par Durkheim: les
institutions évoluent en fonction des besoins sociaux, et sont déterminées
par ceux-ci plutôt qu'elles ne les déterminent d'en haut. Ce sont les progrès
de la division du travail qui expliquent l'évolution de la morale, du droit
et des exigences politiques, plutôt que l'inverse (voir, par exemple,
La division du travail social). Cette évolution sociale n'étant
pas déterminée par la superstructure idéologique, elle le sera par
l'infrastructure économique, géographique et géopolitique. Il n'y a donc
pas de "frein culturel" aux révolutions scientifiques et industrielles,
mais il y a parfois un frein géographique, géopolitique et économique
aux révolutions culturelles.
Une fois reconnue la pertinence et le poids de cette explication du "supérieur"
par "l'inférieur", on pourra tout de même regretter la façon dont l'auteur
minimise les effets en retour de cette détermination. Sans remettre en cause
l'explication réductionniste, il est néanmoins vrai que les mentalités,
une fois constituées, peuvent être d'authentiques freins (ou adjuvants)
au progrès. En effet, du fait de leur inertie propre, elles peuvent se
montrer aveugles aux opportunités économiques qui se présentent, ainsi
qu'aux innovations culturelles, techniques, politiques. Le traditionalisme
religieux, la sacralisation de l'existence, et toutes les formes de misonéisme,
sont autant d'obstacles au progrès multiforme. Inversement, pour un peuple
156
qui s'est fait du futur le principe d'une nouvelle foi, et qui voit
dans le nouveau un "mieux", les
habitus singuliers qui sont
les siens favorisent, de fait, l'adoption de nouvelles normes et
de nouveaux principes scientifiques.
[
C'est bien sûr
tout à fait correct, mais porte sur le court et le moyen terme;
sur le très long terme, échelle qui nous intéresse ici,
je postule que les mentalités et les cultures deviennent de simples
variables modulées par les besoins de la société et donc ne représentent
pas des causes premières.]
Le déclin de l'Occident
Si la supériorité de l'Occident est seulement conjoncturelle
(occasionnée par une conjonction de facteurs favorables), rien
ne dit qu'elle sera pérenne. Au contraire, remarque l'auteur,
tout indique qu'elle est déjà engagée dans un déclin inévitable.
On lira avec grand profit tous les développements qu'il consacre
aux XXème et XXIème siècles, ainsi qu'aux hypothèses qu'il
risque sur un avenir plus éloigné encore ces chapitres
sont des ajouts de l'édition de 2007.
[
Plus exactement
ces chapitres ont été entièrement revus et complétés.]
La domination européenne sur le monde arrive à terme à la fin
de la seconde guerre mondiale. S'ouvre alors une période de
domination «néo-européenne», sur le modèle d'un «système double»
Etats-Unis-URSS. Il s'agit là en effet de deux extensions
du modèle de développement européen, dont les principes
technoscientifiques dérivent directement de la culture européenne.
Cette période néo-européenne est à l'Europe ce que la période
hellénistique est à la Grèce: une continuation à une plus
large échelle.
Mais ce second souffle de la dynamique occidentale, à son tour,
plafonne vers 1970, du fait de la supériorité devenue manifeste
des Etats-Unis sur l'URSS (notamment dans la conquête de l'espace).
La rivalité se relâchant, la stimulation économique et scientifique
s'érode elle aussi, irrémédiablement. La chute de l'URSS et
du bloc communiste marquera la fin de ce «système double», et aussi
l'accélération du déclin de l'Occident. Se retrouvant seule
superpuissance au monde, les Etats-Unis n'ont plus de concurrents,
abandonnent leurs ambitieux programmes de recherche et voient leur
économie entamer une chute accélérée. Déjà, une autre puissance
émerge, bien plus redoutable que l'URSS, et destinée à prendre
sa place dans la compétition mondiale pour l'hégémonie: la Chine.
On va sans doute assister, dit l'auteur, à une nouvelle confrontation
de deux superpuissances, la Chine et les Etats-Unis. Mais elles
sont destinées à se croiser, l'une s'étant engagée dans le déclin
tandis que l'autre, démographiquement supérieure, est en pleine
expansion. Déjà, le déficit commercial des Etats-Unis dans leurs
échanges avec la Chine est abyssal. Les marchandises vont de Chine
en Amérique, tandis que les flux financiers vont, évidemment,
en sens inverse. La Chine est ainsi en train de devenir une
puissance financière sans précédent, et elle supporte déjà une
grande partie de la dette américaine. Endettés et importateurs,
les Etats-Unis sont de plus en plus dépendants de la Chine.
Or, dit encore Cosandey, «ce vaste transfert de la richesse,
s'il se poursuit, entraînera celui des connaissances scientifiques
et techniques»; «Nous assistons peut-être à un transfert
157
de civilisation à civilisation, comme il s'en est déjà produit
[...]: du monde helléno-romain à l'Inde à la fin de l'Antiquité,
de l'Inde à l'Islam aux VIIIème-IXème siècles, puis de l'Islam
à l'Europe chrétienne aux XIIème-XIIIème siècles» (p. 809).
Le XXIème siècle sera celui du passage de la domination occidentale
sur le monde à la domination orientale. Il ne s'agira pas simplement
d'une domination économique, mais d'une hégémonie politique,
technologique, scientifique et militaire, car tout s'ensuit, selon
la chaîne de causalité étudiée par l'auteur.
Ce que craint ce dernier, du reste, ce n'est pas tant ce transfert
de civilisation et de puissance, qui est assez banal dans l'histoire,
que la possibilité d'une future omnipotence de la Chine, qui marquerait
la fin de tout progrès scientifique. Si l'Inde, par exemple, ne
parvient pas à faire concurrence à celle-là, on se retrouverait
avec un État universel sans rival, qui serait la formule même
de la stagnation puis de la décadence de l'humanité. Car, une puissance
non stimulée se repose puis décline. Mais, quoiqu'il en soit de la
possibilité d'un pluralisme des puissances mondiales, la compétition
militaire étant arrivée à peu près à terme (c'est la «paix nucléaire»),
la rivalité ne sera jamais aussi soutenue qu'elle l'a été.
La compétition, moteur du progrès selon Cosandey, est en effet
en premier lieu une compétition militaire. Du coup, il n'y aurait
plus jamais de grand bond en avant scientifique et technique qui soit
comparable à la révolution industrielle.
[
c'est-à-dire plus
de nouveaux systèmes d'Etats ultradynamiques comme ceux des
miracles grec et européen.]
Matérialisme et idéalisme en histoire
L'ouvrage de Cosandey soulève un problème épistémologique
et philosophique redoutable, qu'il explicite lui-même
clairement dès le premier chapitre: le progrès est-il issu
d'une évolution interne de la science, d'une pure logique
de la découverte sans rapport avec les circonstances
extérieures (hypothèse «internaliste»), ou bien sont-ce
celles-ci qui, au contraire, le déterminent de part en part
(hypothèse externaliste)? La position de l'auteur est claire:
«Seule la compréhension de son environnement permettra
d'expliquer l'histoire des sciences» (p. 173). Bien sûr,
le cheminement des idées et des théories suit un ordre
et une logique, ce qui fait que l'histoire des sciences
peut être cumulative. Bien sûr, la rationalité scientifique
n'est pas malléable au point de se voir dicter sa loi
par l'économie, la politique et les intérêts militaires.
En cela, il y a bien une certaine pertinence de l'internalisme
épistémologique. Mais cette logique interne ne saurait être
déterminante ni rendre compte des progrès effectifs
de la science. Ceux-ci ont été rendus possibles essentiellement
par des facteurs externes: géographiques, économiques,
géopolitiques.
Ce ne sont pas les
[
apparitions d']
esprits brillants qui font avancer la recherche,
ce sont les conditions favorables offertes à ces esprits.
Il y eut des génies
158
scientifiques potentiels dans toutes les grandes civilisations
et à toutes les époques, mais seuls ceux qui se sont vus offrir
des moyens suffisants dans un contexte culturel concurrentiel
ont pu faire progresser la science. La recherche de la vérité
n'est pas son propre moteur. Voilà donc la thèse fondamentale
de l'ouvrage, qu'il conviendrait de considérer sur un plan
philosophique plus général.
On opposera ainsi une vision matérialiste et réductionniste de
l'histoire, selon laquelle il n'y a de progrès que par
impossibilité du repos, à une vision idéaliste de l'histoire,
selon laquelle le progrès est une fin en soi, qui s'appelle
à elle-même. Le matérialisme ne considérera jamais que la fin
anticipée puisse avoir quelque effet sur un processus historique.
C'est au contraire celui-ci qui détermine quelle idée une société
se fait de sa fin, de son but, de ses normes. Les hommes croient
poursuivre des fins, mais ils ne font qu'obéir à des appétits
et des impératifs dictés par les besoins d'un corps social
(et «ignorent les causes par où ils sont déterminés», disait
Spinoza). De fait, l'idée que l'on se fait de la finalité
historique a grandement varié selon les époques. Ce simple constat
rend assez naïve l'idée d'une fin
a priori, naturelle ou
essentielle de l'histoire humaine. Qu'on le sache ou non,
qu'on le veuille ou non, nos valeurs et nos projets portent
en eux la signature de leur temps.
L'intelligence matérialiste refuse donc par principe que la fin
posée ou anticipée attire à elle tout le processus qui est censé
y mener. Les idées ne sauraient avoir une telle efficacité,
puisqu'elles ne sont que le reflet du corps (physique et social).
Il n'y a progrès, alors, que parce que les conditions de survie
l'imposent. Comme les animaux ont une tendance naturelle à
l'autoconservation, les animaux humains et les sociétés humaines
ont cette même tendance, qui prend des formes nouvelles. La lutte
des plus aptes transposée dans l'histoire des civilisations devient
simplement la lutte des puissances économiques et militaires.
Les progrès scientifiques n'en sont que des conséquences secondaires,
et l'humanité progresse (scientifiquement, moralement, politiquement,
etc.) sans le vouloir ni le chercher. De même, l'individu ne progresse
que par la nécessité de surmonter des obstacles, et c'est seulement
cette nécessité qui le fera passer, dit Freud, du «principe de plaisir»
(principe d'illusion et d'immaturité) au «principe de réalité»
(principe de vérité et de maturité). L'homme serait foncièrement
conservateur, et ne s'élèverait que poussé par la nécessité et
par les circonstances, selon un principe d'équilibration des tensions
et d'adaptation.
Contre cela, le moraliste, le religieux et, souvent, le philosophe
protestent: le "bien" ne saurait être seulement l'impossibilité du "mal";
[
le débat s'égare;
on ne parle pas de "bien", mais de progrès techno-scientifique...]
on ne devient pas moral par contrainte ou par accident.
[
la moralité
est un autre débat...]
De même, comment le "vrai" pourrait-il être le résultat de l'évolution
du "faux"? Comment le juste serait-il issu de l'injustice, invertie
par sa propre vertu? Bref,
le progrès
159
n'est plus un progrès s'il est seulement un processus
c'est-à-dire l'histoire de variations déterminées. Si le vrai,
le juste, le bien sont historiques, alors ... ils sont aussi relatifs:
il y a seulement du plus ou moins vrai, du plus ou moins juste, etc.
[
Confusion entre
progrès moral et progrès scientifique.]
Que la vérité, la moralité ou la justice soient relatives aux
circonstances et aux époques, c'est ce que ne saurait admettre
l'idéalisme philosophique. La hiérarchie des valeurs et des vérités
n'a de sens, de ce point de vue, que si cet ordre trouve son principe
dans un référentiel absolu, lui donnant sa direction et son orientation.
Comment le
relativisme pourrait-il échapper au
nihilisme
[
effectivement,
matérialisme et nihilisme sont indissociables]
si rien ne fonde la hiérarchisation des valeurs et des vérités?
Le matérialisme rendrait alors le progrès inintelligible,
par la dissolution de toute valeur dans l'histoire, l'économie,
la géographie, et finalement la physique.
[
Confusion entre
progrès moral et progrès scientifique.]
Le
réel absorbe
l'idéal, le
devoir-être
est réduit à
l'être, et le
droit au
fait.
[
Rectifions:
croire au christianisme reste possible,
même en admettant que cette religion n'a pas favorisé le progrès
scientifique...]
De plus, est-on bien sûr que la concurrence soit le seul moteur
et mobile du progrès? Toute motivation est-elle externe?
Ne peut-on trouver en soi-même un principe de dignité et
d'exigence (morale et spirituelle) qui tienne lieu de stimulus?
"L'esprit" ne peut-il se vouloir lui-même, s'appeler à lui-même?
Ne renferme-t-il pas en soi sa propre exigence ce qui donnerait
à la morale un fondement immanent?
[
Confusion entre
progrès social et progrès scientifique.]
Cette idée d'une exigence interne, logée dans l'intimité spirituelle
de l'individu, l'encouragerait à progresser sans aucune stimulation
extérieure, simplement par l'idée que l'homme se ferait de ce qu'il
doit être. Ainsi,
s'élever et
se dépasser n'auraient
rien à voir avec la volonté de dominer les autres. A cette
condition l'histoire a un
sens, et pas seulement une orientation
processuelle.
Contre ces hypothèses spiritualistes, le matérialiste demande
que l'on considère les faits: où voit-on, dans l'histoire,
des peuples progresser par la simple sommation des automotivations
individuelles? L'appel immanent à la vérité et à la moralité,
dans quelle mesure indique-t-il la source absolue de toute
hiérarchisation, et dans quelle mesure est-il une simple variable
psycho-socio-historique? Quelle preuve ou quelle intuition avons-nous
de ce fondement métaphysique des valeurs et des vérités?
Inversement, objecte à son tour le spiritualiste, quel homme
peut croire au nivellement universel des valeurs conséquence
indirecte du matérialisme? Le matérialiste lui-même ne pense-t-il
pas dire le vrai, ne cherche-t-il pas à agir selon des valeurs
et des principes, dont il ne saurait douter au moment même
où il les met en œuvre? Illusion nécessaire, peut-être. Mais
une illusion dont on ne peut se déprendre se nomme certitude.
Le matérialisme et l'idéalisme se meuvent dans un cercle, puisque
l'un et l'autre postulent plus qu'ils ne prouvent. L'un pose la
matière, et ne peut penser authentiquement l'action de son esprit
faisant cela; l'autre pose l'esprit, et ne peut plus ensuite
l'expliquer autrement que par lui-même. Le matérialisme doit nier
le progrès en histoire, puisque qu'il s'est privé des principes
ontologiques rendant intelligible l'idée de verticalité en général.
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L'idéalisme conçoit la finalité historique comme avènement de la vérité,
de la moralité et de la justice,
[
en fait Citot se réfère
exclusivement à la théorie de l'histoire optimiste née au cours des
derniers siècles, celle d'un progrès continu automatique, celle d'une
histoire ayant une direction prédéterminée, "le sens de l'Histoire";
dans cette approche quasi-religieuse, l"Histoire" écrite avec
un grand h remplace le Dieu unique des religions monothéistes.]
mais peine à comprendre pourquoi l'idée
que l'on se fait de ces trois hypostases est elle-même, de fait, historique.
Le plus sage ici serait de séparer les ordres et les compétences.
A l'historien, il revient d'être matérialiste à bon droit, s'il est vrai
que les principes de scientificité l'exigent. Au religieux et au moraliste,
il revient d'être idéaliste, puisque les principes de leur foi et de leur
posture le requièrent. Au philosophe, il revient d'être sceptique, critique,
interrogatif, puisque telle est sa condition (2). Le philosophe est celui qui,
se refusant à postuler, assume la circularité de la pensée et se meut dans
les exigences contradictoires de cette dernière. Il doit renoncer à l'histoire
téléologique et métaphysique, et tout autant au nihilisme interdisant
toute perspective de progrès. Son propos serait alors de penser le progrès
sans se duper sur ses critères, et d'envisager un relativisme qui ne soit
pas un nihilisme.
2. Nous avons précisé ce point dans un article récemment paru au
Philosophoire:
«La condition philosophique (la réflexion, le préréflexif et la question du
scepticisme)», no 28, printemps 2007. Sur cette même question, voir également:
«La tentation métaphysique et l'exigence philosophique», nouv. éd. du no 9,
sept. 2006; «Le naturel, le culturel et le spirituel», no 27, déc. 2006;
et l'ouvrage à paraître: La condition philosophique et le problème
du commencement.