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Une analyse approfondie de la théorie exposée dans Le Secret de l'Occident (2007), et de ses filiations historiques, par le prof. Oscar Gonzalez de l'Univ du Pays Basque (raccourci), dans un livre collectif sur la philosophie de l'innovation paru en mars 2009. Article en espagnol. Traduction française, ci dessous, par Julie Deleplancque, adaptée et annotée par Christophe Brun.
(Oscar Gonzalez "La explicación talasográfica del progreso y de la innovación científica", dans: Maria Jesus Maidagan, Inaki Ceberio, Luis Garagalza, Gotzon Arrizabalaga: La Filosofía de la Innovación, Plaza y Valdes Editores, Madrid&Mexico, mars 2009, 1ère partie, chapitre 7, p.89-104)

Copie de sûreté: déc 2011. Chapitre 7 (PDF, 10.9Mb). Couverture et table des matières (PDF, 7.0Mb). Source.
Théorie du miracle européen
Cosandey







L’explication thalassographique du progrès
et de l’innovation scientifique


Óscar González
Professeur au Département de Logique et Philosophie de la Science de la Faculté de Philosophie et des Sciences de l’Education de l’Université du Pays Basque (Campus Gipuzkoa, Donostia/San Sebastián, Pays Basque, Espagne)


Introduction

       L’histoire est considérée par la tradition comme quelque chose qui se déroule principalement dans le temps. Selon cette croyance, ce serait par l’organisation du flux temporel en intervalles, séquences et périodes que les hommes accéderaient au sens des événements [pour eux] les plus saillants, ceux qui expliquent l’évolution de leurs identités et la raison de leurs réalisations. Cette perspective, qui considère avant tout le devenir historique comme du temporel, reconnaît également, même si ce n’est que de façon intuitive, qu’il est indissociable de l’espace. Voilà qui relève du sens commun et de perceptions tangibles dans la mesure où l’on peut retrouver, et en certaines circonstances percevoir avec une grande intensité, les lieux dans lesquels des événements ont pris corps et qui témoignent aujourd’hui des relations qu’entretiennent l’espace et le temps.
       Pour sa part, avec ses hypothèses classiques sur l’histoire, la philosophie a contribué à alimenter le « lieu commun » selon lequel l’histoire se déroule de façon unidimensionnelle, faisant primer à travers ses abstractions la dimension temporelle (historicisme) au détriment d’une lecture spatiale qui l’envelopperait. Peu à peu, à partir de la seconde moitié du siècle passé, le développement des sciences humaines (sociologie, géographie, économie, etc.) et, bien entendu, de l’histoire elle-même, ont examiné à nouveau cette question en faisant valoir le rôle déterminant et indissociable de la dimension spatiale dans le déroulement temporel.
       En outre, le monde toujours davantage globalisé dans lequel nous vivons impose la perspective mondiale de l’histoire (World History) qui s’avère nécessaire pour comprendre ce processus (cf. Hopkins, 2002). Comme jamais auparavant, l’histoire entendue comme un traitement de structures abstraites a cessé de paraître opératoire, en raison de la prise de conscience que dans l’espace nous lisons le temps.




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       Dans un tel contexte, il devient manifeste que le passé, le présent et le futur du glocal – un terme introduit par Roland Robertson (1992) pour désigner la profonde relation entre le local et le global – ne peuvent pas être pensés de façon pertinente sans récupérer pleinement la dimension spatiale de l’histoire. Il va sans dire que les transformations actuelles et les différents registres que les nouvelles technologies ont fait surgir dans la notion d’espace (espace virtuel) ne font que confirmer le rôle majeur joué par ce dernier dans l’approche des différents phénomènes sociaux. De fait, ces technologies ont réussi à inventer une nouvelle forme de convergence dans l’« espace-temps ».
       Bien avant que ne se produise la récente superposition de l’espace géographique et de l’espace virtuel, la nécessité s’était imposée de reformuler une conception de l’histoire qui récupérerait l’espace. Sans aucun doute, F. Braudel (1974-1984) puis Wallerstein (1989) furent, avec d’autres, les responsables d’un tel changement et de la nouvelle façon de comprendre l’histoire en étroite relation avec la géographie. Les conséquences de cette approche spatiale ont été très importantes, au point que, sous son impulsion, les lignes de clivage entre les différentes sciences humaines sont devenues de plus en plus poreuses.
       Jusqu’alors, la relative rigidité des cloisonnements entre disciplines empêchait que des échanges interdisciplinaires continus conduisent à la production progressive de métissages. Aujourd’hui, le concours de l’histoire, de la géographie ou de l’économie s’avère essentiel si l’on veut analyser, étudier et expliquer des questions telles que celle-ci : pourquoi le progrès scientifique et l’innovation technologique se développèrent-ils avec succès en Occident plutôt qu’en d’autres lieux ? Il est évident que la réponse à ce genre de question touche à nombre de domaines d’étude, comme par exemple la nature du processus actuel de mondialisation, ou l’histoire des sciences.
       Avant d’aborder ce sujet et d’exposer la thèse thalassographique sur le progrès scientifique (Cosandey, 2007), il convient de considérer la portée de ce qui a été baptisé le « retour de l’espace » dans les processus historiques. Quoi de mieux pour cela que de se référer à l’historien K. Schlögel et de le citer quand, parlant de l’expérience scientifique du sujet historique, il écrit que « […] le lieu a toujours été considéré comme la scène ou le cadre de référence le plus pertinent pour se représenter une époque dans toute sa complexité. Le lieu lui-même semblait déjà cristalliser la complexité » (Schögel 2007 : 14).


1. Le retour de l’espace dans les processus historiques. La dimension historique de la géographie

       La perspective d’une entière revalorisation de l’espace, partagée à sa façon par un historien de l’économie pour qui les trends et les cycles sont fondamentaux, met en relief certains phénomènes importants pour notre propos. Par exemple, la




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prise en considération du lieu exige de parvenir à reproduire intellectuellement un contexte ancré localement, c’est-à-dire la « juxtaposition et la synchronie d’asynchronies », selon l’expression de Schlögel. Une ambition totalisante mobilise les différents registres explicatifs, les modes narratifs et l’unité exprimés par l’expression « synchronie d’asynchronies ».
       Le lien entre histoire et lieu a toujours eu une dimension labyrinthique, ainsi que l’exprime la métaphore selon laquelle la recherche de points de contact ressemble à la préoccupation d’un navigateur qui examine les îles, les côtes et leurs reliefs afin de déceler de nouveaux passages et de nouvelles routes sur l’océan de la connaissance. Dans leurs différentes expressions, la cartographie et la géographie nous parlent désormais conjointement de l’espace, du temps et de l’histoire à une période donnée, elles ne sont plus des disciplines qui se réfèrent à l’espace comme à une nature morte.
       La nature changeante de l’espace complexe sur lequel navigue Serres dans son livre Le Passage du Nord-Ouest annonce que dans cette traversée froide, difficile et mouvementée, « le temps se met à imiter l’espace, comme la glace imitait la carte » (Serres 1988 : 16). L’exploration et son succès servent de métaphore à la recherche des voies par lesquelles, dans l’océan de la connaissance, les sciences exactes et les sciences humaines communiquent entre elles depuis toujours.
       La difficulté à repérer les connexions entre certaines sciences (elles se situent dans le même espace) fait que la reconnaissance d’un nouvel archipel s’impose, comme dans le Grand Nord, par le truchement d’une cartographie qui tente d’inventer et de raconter. Voici qui touche directement à l’histoire des sciences et à la façon de la comprendre. Plus largement, la réflexion sur la spatialité de l’histoire, unie à la perception du temps, a rénové la narration historique en dévoilant l’étroitesse des vues culturalistes du passé et en s’orientant vers une histoire de la civilisation humaine.
       Quels que soient l’approche historique et son objet, la recherche et son sujet, l’adoption d’une méthodologie qui revalorise la spatialité historique est toujours bénéfique. En effet, en mettant en valeur la relation existant entre une géographie vivante et l’histoire –ainsi que le fait la géohistoire –, elle introduit un nécessaire matérialisme, propre à rendre tangibles les hypothèses de travail, tout au moins si on les compare à la désincarnation des classiques discours théoriques. Au-delà du vieil et obsolète déterminisme géographique, la théorie de Cosandey s’appuie sur la reconsidération d’un ample faisceau d’études (cf. Brun 2007) ; elle suit en particulier la trace de Braudel et du grand géographe Carl Ritter (1779-1859), le quasi-inventeur, avec Humboldt, de la discipline [géographique moderne]. Avant l’avènement de la modernité tardive montée sur son cheval de bataille historiciste, il fut un temps où la géographie (l’espace) et l’histoire (le temps) eurent une relation équilibrée qui formait le socle de la narration historique.
       Cette longue période se prolongea jusqu’à l’irruption, au XVIIIe siècle, d’une nouvelle manière de faire de l’histoire qui rompit avec un tel équilibre. Depuis les historiens de l’Antiquité




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(Xénophon, Hérodote, Strabon ou Tacite) jusqu’à la littérature des Grandes Découvertes, en passant par les descriptions médiévales, l’histoire comme science générale fondait en un même bloc le temps, le lieu et les événements. La description du monde comme quelque chose de complexe incluait les relations de voyage, la peinture des peuples, l’observation du climat et du territoire, la succession des événements décisifs pour l’époque, etc. En définitive, l’histoire était rendue intelligible par l’entrelacs d’éléments spatio-temporels qui, juxtaposés les uns aux autres, lui donnaient forme.
       La domination du temps sur l’espace (cf. Schlögel 2007 : 43-47) commença au moment où les différentes disciplines se développèrent et empruntèrent des chemins divergents. Ce processus de domination apparut au XVIIIe siècle avec le projet moderne de classifier les objets selon le nouveau statut des sciences (l’histoire comme succession et la géographie comme simple juxtaposition, pensait Kant) ; il culmina au XIXe siècle. Avec les Humboldt, Carl Ritter, dans la première moitié du siècle (« Du facteur historique dans la géographie en tant que science », 1833), tira le signal d’alarme sur la soumission de la géographie à l’histoire, celle-ci prétendant faire de celle-là une science auxiliaire.
       Pour Ritter (cf. Nicolas-Obadia 1974), l’union naturelle des dimensions historique et géographique s’exprime à travers le concours des relations temporelles et des relations spatiales, de manière à rendre visible la coexistence simultanée des choses sur la Terre. Cette idée de l’histoire selon Ritter (Schlögel 2007 : 44), fondée sur le poids du facteur géographique ou si l’on veut, également, du facteur historique sur la science géographique, a [en fait] toujours été pratiquée. Depuis Thucydide jusqu’à Herder, en passant par Bacon et Leibniz, tous ont entremêlé de façon particulière ces relations dans leurs histoires, ou bien les ont mises en avant dans leur philosophie de l’histoire.
       De manière complémentaire, la perspective rittérienne de la géographie invite clairement à transcender la dimension seulement physique de cette dernière, tenue pour insuffisante, et à s’approprier sa dimension historique. C’est là une conséquence du constat que les chaînes de la nature, auxquelles a toujours été rattachée l’humanité civilisée, ont progressivement perdu de leur influence du fait de la force de l’activité et du travail humains, du développement des peuples. De même, à l’évidence, les différentes configurations spatiales ont exercé une influence variable au cours du temps.
       Face à l’idée d’une dé-spatialisation de l’histoire qui saisit le commun des penseurs œuvrant dans les balbutiantes sciences sociales du XIXe siècle, Ritter fait figure d’exception. Echappant à l’anthropocentrisme dominant par lequel le travail humain se retrouve déconnecté de l’environnement naturel dans lequel il agit, Ritter déploie une histoire de la production des espaces sociaux, pour reprendre les mots de Schlögel. Parmi ces espaces il se réfère, par exemple, à la transformation des Alpes, de barrière naturelle en passage praticable, mais aussi à celle des côtes, mers et océans, non plus considérés comme des freins et des séparations, mais comme des facteurs de liaison et de progrès pour les peuples.




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       Pour Ritter, les transformations spatiales relatives à la mer et au milieu aqueux en général (en adjoignant les réseaux hydrographiques) ont un impact social insoupçonné. Grâce au progrès technoscientifique, les révolutions spatiales réduisent les distances tant entre les continents qu’en leur sein même. Dans l’Europe de la première moitié du XIXe siècle et pour diverses raisons liées à l’industrialisation, une manifestation importante en fut la redéfinition géographique des centres et des périphéries. Les premiers se déplacèrent vers les contrées littorales, vues comme des lieux plus adaptés à l’établissement de nouvelles relations.
       Si la géographie historique de Ritter eut une grande influence de son vivant, tant sur les impérialistes allemands que sur Hegel, et même sur Reclus et sur Marx qui, en 1853, suivit l’un de ses cours, l’apport fondamental de Ritter au renforcement de la géographie comme discipline moderne ne fut reconnu que beaucoup plus tard. Rien d’illogique à cela puisque, parallèlement à l’élaboration de son œuvre, s’était produite une ascension irrésistible de l’historicisme, c’est-à-dire un mouvement progressif d’exclusion de l’espace par la discipline historique. Lorsque de nouveaux géographes récupérèrent la pensée de Ritter, ils s’intéressèrent en particulier à la théorie thalassographique dont il est considéré comme le précurseur.
       Sans aucun doute, le fondement géographique de sa réflexion est d’ordre thalassographique puisque, entre autres choses, Ritter décrit pour la première fois la notion d’articulations littorales – c’est, comme on le verra plus loin, la prémisse de l’expression adoptée par Cosandey, articulation thalassographique. En ce sens (cf. Brun 2007 : 47-49), la géographie de Ritter se charge d’examiner ce qui, dans la structure morphologique des continents, est une condition déterminante pour le développement (un frein ou un accélérateur). Ce qu’il appelle la « dimension verticale » de la géographie (géologie, orographie, pédologie, hydrographie, botanique ou zoologie) inclut également les spécificités physiques des côtes et l’idée que les mers ne séparent plus les terres comme elles le faisaient auparavant, mais qu’elles les unissent.
       Sa géographie est conçue selon une interdisciplinarité qui met en jeu des disciplines relevant de ce que l’on appelle le milieu naturel. Il en découle que l’inévitable interconnexion de tous les phénomènes devient l’idée régulatrice de cette perspective géographique. Ainsi s’explique que la maîtrise par l’homme des forces naturelles actives à la surface des continents ait des conséquences, qui, pour ainsi dire, sont à la hauteur des changements qui s’y opèrent. De sorte que pour Ritter (cf. Brun 2007 : 47-49), les mouvements et les relations inattendues de nature topographique, économique et de circulation, ont inévitablement des répercussions sur la civilisation.
       Ces répercussions civilisationnelles sont liées à la notion d’articulations littorales et à une série d’intuitions que Ritter développe à ce sujet, surtout dans « De l’organisation de l’espace à la surface du globe et de son rôle sur le cours de




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l’histoire », en 1850. La proximité de ces intuitions avec celles de Cosandey est évidente, ce que Brun met en avant en s’appuyant sur de larges extraits de ce texte. Dès 1822, le géographe allemand s'émerveille de la spécificité thalassographique de l’Europe (compartimentée par des baies profondes, des caps et des golfes), en étudiant les potentialités géographiques du développement des continents.
       Comme on l’a noté plus haut, la richesse (l’irrégularité) des formes côtières des continents signifie que l’intérieur des terres a la possibilité d’être mieux relié à l’océan. La comparaison entre l’Afrique (sa ligne côtière est courte, ce qui signifie que presque toutes les terres sont coupées de la mer), l’Asie (avec de vastes péninsules méridionales mais une énorme zone centrale enclavée) et l’Europe (le plus petit des continents, pourtant doté de la plus grande diversité de formes) révèle la forte influence des articulations côtières sur le développement des régions continentales.
       En ce sens, la grande diversité des formes qui configurent le pourtour de l’Europe est une spécificité évidente. Pour Ritter, elles se caractérisent par la ramification, l’articulation et l’individualisation ; elles impriment leur marque non seulement au contour côtier, mais également à la diversité régionale. Ceci permet de souligner le fait suivant : si nous observons le profil de la côte européenne en suivant la direction Est-Ouest, nous voyons que la ligne côtière, jusqu’alors monotone, commence peu à peu à être formée de bras de mer, de mers intérieures et de péninsules complexes, etc.
       La Grèce est le paradigme de cette irrégularité des formes, en vertu de laquelle elle possède un littoral d’une amplitude considérable : c’est la région [d’Europe] qui recèle la plus longue étendue côtière. Tout comme le signalent plus tard Braudel et surtout Cosandey – tous deux dans le contexte de nouvelles propositions de même nature –, Ritter attribue à la fragmentation côtière de l’Europe (les mers intérieures que sont la Baltique et la mer du Nord comprennent presque la moitié de l’aire couverte par les terres fermes) le fait d’être le continent qui possède la plus grande accessibilité maritime. De sorte qu’en se fondant sur l’extension et la diversification des formes côtières, « sa configuration réunit l’équilibre parfait et la meilleure répartition possible de formes fluides et solides à la surface de la Terre » ([cité dans] Brun 2007 : 52).
       Si bien que l’idée d’articulation littorale exprimée par la géographie rittérienne est le moyen d’établir un lien entre l’histoire d’une part, le développement et le progrès des peuples d’autre part. Les différents niveaux spatiaux de l’analyse géographique permettent de dégager les facteurs discriminants qui rendent possible la production et l’innovation scientifique dans l’histoire des civilisations les plus puissantes, mais aussi d’expliquer leurs « hauts » et leurs « bas », ainsi que leurs différences mutuelles.
       Ces facteurs discriminants, que Cosandey détaille dans sa formulation d’une thalassographie articulée, sont déterminés par le style d’articulations, qui peut en venir à être trop complexe comme pour l’archipel indonésien,




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dont la forme est presque entièrement insulaire, [RECTIF: le développement d'une civilisation technologiquement sophistiquée en Indonésie a également été freiné par le fait que Sumatra, Bornéo et la Nouvelle-Guinée possédaient des sols impropres à l'agriculture; seul Java était cultivable. Le Secret de l'Occident (2007, 2008), pages 570-571] ou, à l’opposé, excessivement simple comme pour l’Afrique. Pour le dire vite, il se développa dans un cas une culture purement maritime et dans l’autre une culture purement continentale  dans les deux cas, il est probable que ces configurations extrêmes furent un obstacle au développement et au progrès. Comme les autres continents et régions, l’Europe est, elle aussi, tributaire de sa configuration thalassographique et, par conséquent, des conditions naturelles spatiales nécessaires pour le développement de son histoire singulière.
       Braudel se situe dans cette perspective lorsqu’il explique l’origine du capitalisme en Europe, en particulier en Méditerranée, et de même Cosandey quand, en suivant ce fil d’Ariane, il aborde l’épineuse question des raisons de la naissance de la science [moderne] dans l’Occident européen. Il ne fait pas de doute que la meilleure des hypothèses thalassographiques met en étroite relation les échanges économiques qui se développent à partir de certaines conditions naturelles et spatiales (la vocation physique des différents espaces, selon l’expression de Ritter) avec les conditions qui rendent possible la créativité, l’innovation scientifique et l’émergence de la science [moderne].
       La tradition de pensée nouée autour de la notion d’espace, représentée en particulier par Saint-Simon, Fourier ou Proudhon en France, s’enrichit définitivement des apports de Braudel dans les années 1960 et 1970. Dans la lignée des historiens de l’Ecole des Annales fondée en 1929 par Lucien Febvre et Marc Bloch, qui proposent de repenser l’espace-temps de l’histoire, Braudel introduit [pleinement] les sciences sociales dans l’histoire. Au lieu de limiter l’histoire au temps rapide et événementiel de la bataille et à ses principaux protagonistes – comme il était alors coutume de faire dans l’historiographie –, Braudel considère comme essentiels, pour naviguer dans les eaux profondes de l’histoire, le temps long et les rythmes de la vie matérielle. L’histoire lente des groupes humains est celle de leur relation au milieu ambiant, des structures qui modèlent les sociétés, qu’il s’agisse des routes du commerce, des voies navigables ou des mentalités.


2. Braudel et la conception matérielle de l’histoire.
Espace et temps de l’économie-monde


       En inscrivant sa démarche dans un « temps géographique », Braudel est convaincu que l’histoire humaine est un effort permanent pour dominer l’espace et se l’approprier. L’une des plus importantes contributions conceptuelles grâce auxquelles il explore ces rythmes de la vie matérielle est sûrement celle de système-monde. Sans prétendre faire un excursus sur ce concept et ceux qui lui sont associés, il est néanmoins indispensable de mentionner l’épine dorsale de sa vision de « l’histoire totale du monde ».
       Vue à travers la lorgnette propre à l’économie, l’histoire économique est l’histoire du monde, et le milieu aqueux est le type d’espace par lequel fluent




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les transformations économiques, sociales, politiques et culturelles. Situer l’histoire économique dans l’espace et dans le temps signifie également relocaliser les registres de la politique, de la culture et de la société au sein de ce fleuve puissant qu’est l’histoire (Braudel 1984 : 2-3).
       La mer, le milieu fluvial, et l’histoire économique entendue en ce sens sont en relation étroite, un phénomène exprimé chez Braudel par les métaphores qui donnent sens au « Temps du Monde » : « l’histoire du monde n’est pas un seul fleuve, mais plusieurs / Seules les côtes vivent réellement à l’heure du monde […], reçoivent les trafics et les rythmes de l’univers […] qu’elles répercutent ensuite vers l’intérieur continental ». De plus, la lecture spatio-temporelle de la civilisation matérielle, de l’économie et de l’origine du capitalisme ne s’articule qu’à partir de l’hypothèse du concept de longue durée que Braudel déploie tout au long de son œuvre, et qui eut tant d’écho.
       La recherche sur la nature du « Temps du Monde » débute par une exposition de l’expression d’économie-monde, fondamentale dans la réflexion braudélienne. C’est que, selon Braudel, l’espace comme source d’explication fait intervenir toutes les réalités historiques à la fois (États, sociétés, économies, cultures…). Selon que l’on choisit l’un ou l’autre de ces ensembles, le sens et le rôle de l’espace changent mais, en réalité – et c’est ce qui est remarquable – pas totalement. L’expression « économie-monde » rend compte de cette tension en même temps qu’elle désigne plusieurs explications permettant de comprendre les raisons du développement scientifique dans le cadre de la civilisation occidentale plutôt que dans celui d’autres civilisations plus précoces.
       L’expression d’économie-monde, distincte de celle d’économie mondiale et que Braudel utilise pour la première fois dans son ouvrage La Méditerranée (1949), se réfère « à un morceau de planète économiquement autonome, capable pour l’essentiel de se suffire à lui-même et auquel ses liens et échanges intérieurs confèrent une unité organique » (Braudel 1984 : 6). Des économies-monde ont existé depuis la plus lointaine époque, en même temps que les sociétés et les civilisations (la Phénicie, Carthage, la Grèce, Rome) et en tous lieux de la planète (Islam, Moscovie, Inde, Chine). La particularité de l’Europe est que l’économie-monde naissante du XIe siècle constitua l’héritage grâce auquel fut inventé le capitalisme au XVIe siècle. Ici, la région méditerranéenne, encore divisée politiquement, socialement et culturellement, formait une certaine unité économique au travers des principales villes du Nord de l’Italie (entre autres, Venise, Milan, Gênes et Florence) et des empires turc ou espagnol.
       Il est significatif que pour s’approprier l’espace nécessaire à la formation, dans la longue durée, de ces économies-monde, il fallait franchir les frontières politiques et culturelles qui différenciaient les composants de cet espace. Ainsi, selon l’analyse de Braudel, les marchands et, en définitive, l’économie envahirent l’espace méditerranéen pour donner forme à une économie-monde, redéfinissant en cela les autres dimensions : le culturel, le politique et le social. L’idée de la division politique et de l’origine matérielle de la civilisation sont réinventées par Cosandey dans son hypothèse thalassographique. [lien pas très clair]




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       L’existence dans le temps long des diverses économies-monde permet de les comparer. Braudel déduit de ces comparaisons des « règles tendancielles » (cf. Braudel 1984 : 9-27) qui définissent une typologie spatiale. En effet, une première opération consiste à délimiter l’espace propre à l’économie-monde étudiée, car celle-ci a des limites tout comme les côtes expliquent la mer. De plus, l’économie-monde implique l’existence d’un centre et d’une forme de capitalisme dominant, mais il peut arriver également qu’au lieu d’être monocentrique, elle soit polycentrique. Cela peut être un symptôme de jeunesse ou son contraire, bien que les décentrements provoqués par des forces intérieures et extérieures génèrent une compétition et une succession de ce que Braudel appelle des villes-monde.
       En fin de compte, l’espace qu’occupe une économie-monde s’avère être hiérarchisé, avec différents degrés de richesse, des zones économiques périphériques et, au sommet, l’aire économique la plus riche, qui définit le centre. Les inégalités internes assurent le fonctionnement de l’ensemble, dessinant de la sorte un modèle spatial de développement et de sous-développement. En marge de cette question, il est évident que les ingrédients qui définissent la typologie de telle économie-monde sont d’un usage général. Ainsi, les limites d’une économie-monde se situent au contact d’autres économies-monde, et c’est pourquoi les évolutions spatiales d’une économie-monde déterminée sont très lentes.
       La naissance, la croissance, la durée de vie et l’évolution de chaque économie-monde sont tributaires des interactions avec d’autres économies-monde. Aucune d’entre elles n’est à l’abri d’un environnement hostile, quel qu’il soit (commercial, géographique, culturel, etc.). Un exemple parmi d’autres est le déplacement de limites qu’opère l’Europe à la fin du XVe siècle, grâce aux Grandes Découvertes et à l’ouverture de routes océaniques, créant ainsi un espace maintenu ouvert. Mais la pérennité d’une économie-monde exige une logistique que l’on trouve nécessairement dans le principal pôle urbain qu’elle abrite et qui constitue le centre à partir duquel émergent et fluent des capitaux, des informations, des marchandises, des hommes, des commerçants…
       Aucune des métropoles (par exemple, les villes italiennes du XVe siècle) n’est isolée ; au contraire, les métropoles se présentent comme des archipels urbains, c’est-à-dire qu’elles forment un ensemble de villes qui s’alimentent et s’entraident. Mais il est aussi des villes-monde d’une certaine importance comme le furent par exemple Venise, Anvers, Amsterdam, Londres puis New York, ou Istamboul ; elles ont pour trait commun de donner sur la mer ou d’avoir une connexion fluviale avec cette dernière. ([sic dans le cas d'Istamboul]) Tolérance et liberté sont des valeurs qui trouvent un terrain propice en ces lieux où se produit une concentration marchande ; de là, la possibilité d’un meilleur développement des sciences et des arts. Et, encore, comme pôles d’attraction pour les populations, elles donnent naissance à une diversification et à une inégalité sociales, assorties de pénurie et d’inflation issues de leur domination des économies voisines.




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       Toutes ces idées braudéliennes sur les conditions nécessaires pour définir une typologie spatiale des économies-monde renferment d’autres précisions importantes. En tant qu’entités dynamiques, les cités dominantes ne sont pas immuables (entre autres pour des raisons économiques), et de même les hiérarchies urbaines, quel que soit le niveau considéré. Chaque substitution, par exemple d’Amsterdam à Anvers ou de Londres à Amsterdam, affecte l’ensemble des couronnes qui composent l’économie-monde et révèle combien l’équilibre antérieur était fragile.
       Mais l’économie n’est pas tout. L’exemple utilisé par Braudel pour rendre visible les conséquences d’un changement de centre ou de cité dominante est celui de la Chine en 1421, sous la dynastie Ming. La capitale, de Nankin ouverte à la navigation maritime [par l’embouchure] du Yangzi, est transférée à Pékin, située à proximité des périls de la frontière mandchoue et mongole. La conséquence immédiate est que la Chine, cette énorme économie-monde transformée en un empire centralisé, tourne dès lors le dos à une certaine forme d’économie ainsi qu’à toutes les opportunités d’action que la mer procure. Ce choix met un coup d’arrêt, entre autres, aux efforts réalisés pour rester dans la course à la domination du monde à travers les expéditions maritimes qui avaient été entreprises depuis Nankin au début du XVe siècle, et condamne toute la flotte marchande. La Chine vient de se replier sur elle-même.
       La nouvelle position de son centre [RECTIF: la formation de l'Empire] expliquerait la régression historique de la Chine dans le domaine des sciences à partir de cette époque, et son incapacité à s’ouvrir à la science moderne et à l’industrialisation. Cosandey met en avant cette question (Cosandey 2007 : 468-477) pour montrer qu’après l’apothéose du progrès scientifique et technique chinois des XIIe et XIIIe siècles (algèbre numérique supérieur, construction navale, boussole, poudre, etc.), il se produit un oubli progressif des inventions techniques et des connaissances scientifiques. Parmi les raisons complexes de la longue décadence politico-économique qui affectent le développement des sciences et des techniques en Chine, Cosandey estime fondamentales l’unification de l’empire et la main de fer de la dynastie Ming (l'État universel chinois), tout comme, [à l’inverse,] la transformation de la diversité du pays en ce qu’il nomme une division instable, également très préjudiciable à l’économie chinoise [RECTIF: tout comme, successivement, la division instable (guerre civile), puis l'unité totale (l'empire Ming), tous deux également néfastes à l'économie.]
       Du fait du dynamisme consubstantiel aux économies-monde, toute commotion générée par la suprématie et le succès d’une ville – et le déclin d’une autre – a des conséquences sur l’ensemble de l’espace que recouvre l’économie–monde. Mais les conséquences de la substitution d’un pôle à un autre sont surtout perceptibles à la périphérie et aux marges de l’économie-monde. Il suffit de penser aux rivalités pour la suprématie entre cités-Etat italiennes, qui n’ont rien à envier à celles des Etats-nation, ou encore à l’accession à la suprématie d’Amsterdam et son corollaire, la perte pour le Portugal de son empire marchand d’Orient. Toutefois, ceci ne doit pas nous amener à penser, dit Braudel, que les cités dominantes sont toutes similaires dans leurs succès et leurs échecs. Depuis le XIVe siècle, l’histoire successive de ces cités en Europe montre l’évolution des économies-monde sous-jacentes, oscillant entre des centres forts et




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faibles, ainsi que celle des moyens de domination utilisés (navigation, commerce, industrie, crédit, violence politique, etc.)
       L’expérience acquise par Braudel comme spécialiste de la Méditerranée du XVIe siècle lui a permis de mettre en valeur ce qui demeure inscrit dans l’espace au fil du temps, au-delà des apparences et malgré les mutations, et qui, en général, a à voir avec les superstructures (argent, capitaux, crédit, demande de tel ou tel produit). Dans l’espace de base – comme il le nomme –, des siècles après (au XVIIIe s.), les itinéraires, l’étendue des routes, les échanges de marchandises, les productions, les échelles d’autrefois demeurent. Cela dévoile la façon dont se construisent les économies-monde et par quels mécanismes le capitalisme coexiste avec l’économie de marché sans toujours se confondre avec lui. Autrement dit, le destin d’une économie locale autonome est de s’intégrer et de se réorganiser périodiquement au bénéfice d’une zone ou d’une cité dominante, jusqu’à ce que cette dernière soit remplacée par une autre.
       Comme je l’ai fait remarquer plus haut, d’un point de vue spatial, une économie-monde est un espace comportant des zones hiérarchisées (celles qui ne le sont pas constituent des exceptions) et maillées, au sein duquel on distingue trois aires ou catégories : le centre (avancé et diversifié), les régions secondaires (partiellement avancées et diversifiées) et une vaste périphérie (retard et exploitation) ; les prix, les salaires, le produit national, le revenu ou les bilans commerciaux, etc., témoignent de ces différences. Par définition, les caractéristiques et les qualités de la société, de l’économie et de la technique, la culture et l’ordre politique changent d’une zone à l’autre. Mais pour percevoir leur dimension réelle, il faut considérer non seulement l’extension de l’économie-monde, mais aussi les facteurs qui, à chacun de ses niveaux, donnent du sens à son épaisseur.  


3. L’explication thalassographique de l’innovation et du progrès scientifique de Cosandey

       La question que pose Braudel et que reprend Cosandey (Cosandey 2007: 97-98) consiste à savoir pourquoi la naissance de la science et de l’industrie modernes a eu lieu dans le cadre de la civilisation occidentale, et non dans celui d’autres civilisations pourtant plus précoces (chinoise, indienne, arabo-musulmane). Il qualifie cette question de « problème essentiel de l’histoire moderne », de la même façon que Needham (cf. Needham 1969), l'historien de la science chinoise, qui voyait l’énigme européenne comme traversant toute l’histoire générale des sciences et des techniques, ainsi que l'histoire de l’économie, du fait de la révolution industrielle.
       Sans aucun doute, ce thème (la « Grande Question ») conserve une grande actualité dans la mesure où l’origine de la science moderne et de la révolution industrielle continue à peser sur le monde contemporain. Le caractère universel des sciences n’a pas empêché le fait que




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les régions (occidentales) qui se sont industrialisées les premières ont exercé une domination politique sur le reste de la planète pendant deux siècles. L'effet s'en fait encore sentir de nos jours, puisque le centre de la richesse se trouve toujours là où le développement technoscientifique est le plus élevé, par contraste avec les zones périphériques, moins avancées.
       Il est certain que dans un monde globalisé, le concept même d’« Occident » a considérablement évolué (une opération dans laquelle les sciences sociales ont joué un rôle fondamental), tandis que certaines autres économies, qui se sont profondément transformées, ont cessé d’être strictement périphériques pour devenir émergentes. Mais, en-deçà de l’actuelle interdépendance planétaire, l’énigme du lieu de naissance demeure un sujet non résolu. La spécificité européenne sur le plan technoscientifique continue à susciter des réactions ethnocentristes et anti-ethnocentristes avec tout leur chapelet de conséquences indésirables, du mépris pour les autres cultures en raison d’un niveau technoscientifique relativement plus faible, jusqu’à l’apparition de ces pieux sentiments que le centre projette vers la périphérie.
       La tentative d’élucidation de cette question historique devrait écarter de tels sentiments, au bénéfice de l’étude des conditions matérielles, géographiques, politiques, économiques, sociales et culturelles. L’explication de l’origine européenne de la science moderne devrait prendre en compte la manière dont une série de déterminations la rendirent possible là où eut lieu son engendrement, et la façon dont elle évolua. Aussi paradoxal que cela puisse être, connaître les raisons de la spécificité européenne du savoir scientifique doit s’éloigner de tout type d’idéologie eurocentrique, afin de ne pas masquer la portée universelle des sciences et des valeurs qui les informent.
       Les hypothèses traditionnelles sur la supériorité technoscientifique de l’Occident se répartissent en quelques thèmes (religion, culture, ethnie, héritage grec, pillage colonial et hasard). Elles s’éliminent entre elles (cf. Cosandey 2007 : chap. 1) et aussi parce qu’elles sont insatisfaisantes. D’une façon générale, ces explications sur la spécificité européenne appartiennent à la catégorie internaliste (Cosandey 2007 : 170) en ce qu’elles accordent une dimension fondamentale aux causes internes (liées directement au contenu intellectuel du savoir), par opposition aux causes externes identifiées aux facteurs qui structurent la communauté scientifique concernée (socio-politique, économie). Selon les explications internalistes, c’est le meilleur bagage (religieux, culturel, etc.) des Européens qui leur a permis de développer la créativité et le progrès scientifiques.
       A l’épreuve des faits, aucune de ces hypothèses que Cosandey considère comme fixistes n’explique pourquoi le leadership technoscientifique aurait dû passer d’un pays à un autre. Elles ne permettent pas non plus de comprendre les raisons pour lesquelles, au sein d’une même civilisation, le progrès scientifique passe par des phases pendant lesquelles




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il se poursuit et par d’autres qui le voient stagner. Elles ne sont pas capables non plus d’expliquer ce fait que, bien que partageant les mêmes références religieuses, culturelles et éthiques que l’Ouest, l’Est de l’Europe n’a presque pas participé à l’aventure de la science [moderne].
       En revanche, une recherche tournée vers des causes de type « externaliste », en analysant la structure sociale, économique et politique (de l’Europe aussi bien que d’autres civilisations), permet d’évaluer les bénéfices de la constitution politique et économique de l’Occident européen pendant deux millénaires. Sur ce temps long, la structure politico-économique européenne a favorisé la créativité scientifique et le progrès scientifique mieux que celles d’autres civilisations. La question qui se dégage alors est de savoir d’où provient cette structure propre à l’Occident qui permit que la science [moderne] y émerge, et de la façon dont elle le fit. La réponse à cette question oriente la réflexion vers certains déterminants géographiques qui singularisent l’espace européen.
       Sous l’influence, principalement, de Ritter et de Braudel, Cosandey donne un sens aux déterminants géographiques de l’histoire des sciences, de façon à ce que celle-ci soit rendue compréhensible par son intégration à sa matrice sociale. Sans avoir recours, à proprement parler, à de nouveaux matériaux, son objectif est de dégager un fil conducteur autour duquel nouer tous les matériaux connus (anciens et récents) et, ainsi, de dessiner un panorama complet des raisons du succès exclusif de l’Occident dans l’émergence de la science moderne et de la révolution industrielle.
       Cosandey développe une théorie selon laquelle les conditions du progrès scientifique et technique sont « l’essor économique et la division politique stable ». Pour qu’un système isolé (une économie-monde, une région, une civilisation ou le monde entier) « avance dans les sciences et les techniques, il est nécessaire qu’il soit divisé en différents Etats durables et qu’il bénéficie d’une économie dynamique » (cf. Cosandey 2007 : 101). En effet, poursuit Cosandey, « la division en [plusieurs] États favorise la créativité et la diffusion d’idées neuves sans qu’aucune autorité centrale ne puisse les étouffer ». Dans l’histoire des sciences, il est indéniable que la multiplicité des législations comme des voisinages est un avantage, puisqu’elle multiplie de ce fait le nombre de voies à explorer. En outre, l’existence de différents États génère à certaines époques des rivalités entre gouvernants, les obligeant à soutenir les scientifiques pour, entre autres, des raisons de prestige.
       Mais encore, les aléas du progrès et de l’innovation scientifique en certains lieux plutôt qu’en d’autres doivent beaucoup aux circonstances économiques et au contexte qui les crée. En ce sens, par exemple, l’essor économique, en provoquant l’ascension sociale des marchands et des banquiers de l’économie-monde européenne naissante, a fourni un appui direct et indirect aux hommes de sciences. La recherche, [par les entrepreneurs,] des manières d’améliorer leurs propres pratiques (méthodes de calcul, tableaux statistiques, cartographie,




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techniques de production, etc.) a eu une influence sur l’acceptation sociale des sciences.
       La combinaison de l’essor économique et d’une division politique stable conduit Cosandey à inventer le néologisme de méreuporie, du grec meros « diviser » et euporeos « être dans l’abondance » (Cosandey 2007 : 312-316). La théorie méreuporique, combinant ces deux conditions, explique qu’en l’absence d’au moins l’une d’elles, la science, la technique et le progrès scientifique peuvent stagner, voire, dans certains cas, s'effacer complètement. Les mécanismes d'application de la théorie méreuporique permettent de déterminer à quel moment tel espace (région, économie-monde ou civilisation) a bénéficié ou non d’une bonne méreuporie. Cette théorie a pour socle fondamental ce que Cosandey appelle la thalassographie articulée.
       L’essor économique et la division stable, dans le cas de la partie occidentale du continent européen, et non dans d'autres régions, ont été le résultat d’un avantage supérieur, relatif à sa configuration géographique. Sa silhouette géographique a déterminé la combinaison de ces deux conditions, en ce sens que la thalassographie articulée joue simultanément un rôle pour chacune d’elles. Ainsi, la masse continentale européenne (cf. Cosandey 2007 : 103) est un bloc de dimensions importantes, en même temps qu’elle possède une côte extrêmement découpée. Cela, affirme Cosandey, a permis la constitution d’États distincts et durables, tout en favorisant le transport maritime et fluvial des marchandises. De cette façon, l’hypothèse thalassographique devient le point central de la théorie cosandienne de l’origine de la science moderne et de la spécificité européenne.
       Cosandey inscrit la théorie méreuporique et son extension thalassographique dans l’héritage braudélien, surtout en ce qui concerne la considération portée au temps long et la priorité donnée aux causalités économiques et politiques. Les différentes phases de progrès et de régression, qu’elles soient de l’Occident, de l’Islam, de l’Inde ou de la Chine, peuvent être comprises d’après la même règle, dont la portée est universelle (civilisations, époques, régions). Elle prétend même éclairer les possibles cieux sous lesquels la science continuera à progresser dans le futur.
       Appliquée à l’histoire de l’Occident, elle explique le marasme scientifique du haut Moyen Age comme une conséquence de la division politique instable et de la dépression économique qui y régnaient alors. Elle explique aussi la stagnation scientifique de l’empire romain en la mettant au débit, tant de l’union politique totale, que du lent déclin économique du bassin méditerranéen. Elle explique encore comment l’excellente méreuporie dont jouissait le monde grec [antique], qui était divisé en États stables et rivaux et qui bénéficiait d’un grand essor économique et commercial, a créé des conditions favorables à l’avènement des sciences et des techniques.

Ainsi, ces éléments de la civilisation européenne (essor économique et division politique stable) apparaissent comme un support décisif, sur le long terme, pour les sciences et




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les techniques. Mettre en lumière leur rôle dans l’histoire des sciences et des techniques révèle en particulier que ce qu’on a appelé la « révolution scientifique », entre 1500 et 1700, n’est rien d’autre, selon cette théorie, que la phase la plus spectaculaire d’une série de progrès initiée au XIIIe siècle. De la même façon, la « révolution industrielle », ce phénomène essentiellement européen, mais de portée mondiale, et qui reste incompréhensible si l’on passe sous silence son ingrédient technoscientifique, doit être replacée dans cette continuité : il faut en effet remonter très loin pour retrouver une Europe occidentale immobile – dans laquelle le progrès scientifique, sous ses divers aspects, ne serait pas le moteur de son histoire.
       Un tel progrès dérive des deux composantes propres à la civilisation européenne précédemment citées, qui marquent sa différence historique par rapport à d’autres civilisations [à la même époque]. En conséquence de l’interaction de ces deux éléments, un troisième surgit (Cosandey 2007 : 187-221), celui de la structure professionnelle qui, dans ses différentes modalités (corporations, universités, travail privé, service de l’Etat, académies des sciences, écoles religieuses, etc.), joue un rôle dans l’accueil et la formation des intellectuels et des artisans. Ce troisième élément n’a pas d’autonomie propre mais, exposé comme tel, il met en valeur la portée de la théorie.
       Toutes ces hypothèses sur [ce que Cosandey nomme] « le secret de l’Occident » – en ce qu’il renferme les causes de l’émergence des sciences et du progrès technique – ont, comme on l’aura remarqué, une composante spatiale essentielle. Le concept de thalassographie articulée désigne la morphologie territoriale qui rend possible l’essor économique, la formation et l’existence durable d’un « système d’États prospère » selon Brun. Ce facteur thalassographique est ce qui, tout à la fois, réunit et sépare l’ensemble des terres, fait que les mers et les voies fluviales individualisent des entités politiques rivales relativement protégées tout en permettant à ces entités, associées ou concurrentes, d’échanger des biens (Brun 2007 : 21).
       Le concept de thalassographie articulée, cette notion fondamentale, s’exprime de façon rigoureuse (cf. Cosandey 2007 : 556-581). Le marqueur géographique du degré d’articulation thalassographique du socle territorial est le résultat de la compénétration des terres et des mers et il se mesure à la sinuosité du contour des côtes. La mesure est de nature fractale ; par rapport aux autres régions du globe, îles incluses, le littoral de l’Europe occidentale a la dimension fractale la plus élevée. Ce qui explique que l’Occident européen ait prospéré durant deux millénaires (RECTIF: durant un millénaire).
       Si, dans l’Antiquité méditerranéenne, du fait de sa bonne articulation thalassographique, l’Hellade fut à l’origine d’une vague d’inventions intellectuelles qui devait changer le monde, à l’époque industrielle, de la même façon, la révolution technique dans les transports a revalorisé qualitativement les espaces continentaux en connectant avec plus de facilité




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les littoraux, faisant émerger une nouvelle thalassographie articulée (cf. Brun 2007 : 21) [celle de l'Europe de l'Ouest]. Cela permet de préciser que « ce n’est pas la thalassographie articulée qui produit [directement] le progrès technologique (et scientifique), mais la relation entre le socle territorial et la capacité technique des sociétés qui s’y forment  ». La thalassographie n’est pas déterministe au sens strict (il y a déterminisme probabiliste) (elle ne prévoit pas les mouvements sociaux), elle canalise seulement leur évolution des civilisations à très long terme (cf. Cosandey 2007 : 579).


Traduit de l’espagnol par Julie Deleplancque,
adapté et annoté par Christophe Brun.




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David COSANDEY, 2007, Le Secret de l’Occident. Vers une théorie générale du progrès scientifique, Paris, Flammarion. [Retirage corrigé, 2008.]

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Créé: 13 mai 2012 – Derniers changements: 05 sept 2014