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A paper by Axel Gosseries on intra- and inter-generational debts, quoting my book La Faillite Coupable des Retraites (2003/2004) (See blue marks, p.4 and p.13), to be published in R. Pellet, ed., … Paris : Economica, February 2006.

All papers by same author on this site:
–Axel Gosseries:  Paper 1  "The Egalitarian case..." in Gaia, Ecological Perspectives...   (Mar 2005)
–Axel Gosseries:  Paper 2  "Dette Générationnelle..." in R. Pellet: Economica   (Feb 2006)

Safety copy of internet version: March 2006. Source
The Failure of Pension Systems
Cosandey




Dette générationnelle et conceptions de la réciprocité Axel Gosseries
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Dette générationnelle et conceptions de la réciprocité
Axel Gosseries
1
Chercheur qualifié, Fonds National de la Recherche Scientifique,
Université catholique de Louvain (Chaire Hoover d’éthique économique et sociale)
& Facultés Universitaires St Louis (Bruxelles)
Introduction
Pour déterminer si l’on est titulaire d’une dette, il faut une définition de ce que l’on doit. Appréhender
ce que peut signifier l’idée de dette d’une génération envers une autre exige donc que l’on propose et
défende une conception déterminée de la justice entre les générations. Dans cet article, nous voudrions
examiner de plus près les caractéristiques d’une des familles de théories de la justice entre les
générations, celles qui s’articulent autour de l’idée de réciprocité
2
. En équilibre réfléchi (au sens
rawlsien), nous ne pensons pas que cette théorie soit la plus adéquate. Ceci a trait certes à une
différence d’intuition fondamentale entre la théorie égalitariste du maximin que nous privilégions (à
savoir, une théorie promouvant l’organisation sociale où le sort du plus défavorisé serait le meilleur
possible, même au prix d’un accroissement des inégalités si nécessaire) et l’idéal de justice présent
dans la théorie de la réciprocité. Néanmoins, un examen plus attentif de cette dernière sous d’autres
angles peut révéler à la fois des forces inattendues et des difficultés supplémentaires. Si l’on s’oppose
à une vision déterminée de la justice, il importe de le faire pour de justes raisons, qu’elles soient de
nature externe (issues d’intuitions étrangères à la théorie critiquée) ou interne (liée à des incohérences
de la théorie attaquée issues de ses propres principes). C’est cette exigence qui nous conduit aussi à
examiner trois versions différentes (plutôt qu’une seule) de l’idée de réciprocité intergénérationnelle,
ceci permettant d’accroître le niveau de généralité de l’analyse, et donc aussi – paradoxalement en un
sens - la finesse de l’analyse.
Avant d’entamer un tel examen, il importe de développer deux points.
3
Le premier a trait à la
définition assez étroite de la réciprocité que nous adopterons ici, et à deux de ses corollaires pertinents
résultant respectivement du caractère multilatéral et ouvert du contexte intergénérationnel.
4
L’idée de
réciprocité renvoie à la notion d’équivalence des prestations des parties à un échange. Elle implique en
principe que nul ne soit autorisé ou forcé à être un contributeur net ou un bénéficiaire net. Dans un
1
Des versions antérieures de ce texte furent présentées à l’université de Brême (GSSS, 11 mars 2005), à
l’Ecole normale supérieure (Ulm, Paris, 21 mars 2005), à la Katholieke Universiteit Leuven (20 mai
2005), à University College (Londres, 22 septembre 2005) et à l’IEP de Lille (24 septembre 2005). Que
les audiences présentes en ces différents lieux soient chaleureusement remerciées. Mes plus vifs
remerciements pour leurs commentaires et suggestions à A.-P. André-Dumont, A. Autenne, J. Bichot,
D. Casassas, D. Cosandey, M. Fleurbaey, A. Gheaus, S.-K. Kolm, V. Muniz Fraticelli, F. Peter, G.
Ponthière, G.-F. Raneri, Chr. Vandeschrick, Ph. Van Parijs ainsi qu’un lecteur anonyme.
2
Pour des textes de référence sur la réciprocité en générale : Kolm (1984), (2000) & (2006). Et sur la
réciprocité intergénérationnelle : Barry (1989), Masson (1999).
3
Autre point important : nous ne préjugeons pas ici de la métrique à adopter. Lorsque l’on parle de
réciproquer l’équivalent, il faut se demander à chaque fois « l’équivalent en quels termes ? » (de valeur
monétaire à un temps t, de bien-être dans le chef du bénéficiaire, de potentiel de bien-être,…). La
réponse à cette question est laissée en suspens dans le présent travail. Il est évident néanmoins qu’elle
est d’une importance cruciale, en particulier dans les cas de changements des préférences des
personnes, d’une génération à l’autre.
4
Il y a au moins deux raisons possibles d’adopter une définition étroite de la réciprocité. D’abord, ceci
permet de se concentrer sur ce que nous considérons comme étant le cœur même de l’idée de
réciprocité, ce qu’elle a de spécifique par rapport à d’autres notions (ex : impartialité, avantage
mutuel, solidarité,…). Ensuite, nous souhaitons montrer que même une notion si étroite de la
réciprocité permet de construire dans le champ intergénérationnel une théorie relativement robuste de
la justice. Notons également que la notion de réciprocité est utilisée ici en un sens non-Rawlsien. Voy.
Rawls (2001 : 77)
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cadre bilatéral, elle implique l’interdiction de tout transfert net. Dans le cadre intergénérationnel, l’idée
selon laquelle nul n’est censé en principe être ni contributeur net, ni bénéficiaire net – une fois sa vie
écoulée - appelle deux précisions.
D’une part, dans un cadre impliquant plus de deux individus, la règle d’interdiction de transferts nets
ne doit plus être interprétée « deux à deux ». Elle doit être appliquée à la comparaison des prestations
d’un individu (ou génération) par rapport à l’ensemble des autres individus (ou générations) plutôt que
par rapport à des individus (ou générations) déterminé(e)s. Ceci implique qu’un individu peut avoir
opéré un transfert net envers un de ses voisins tout en ayant bénéficié d’un transfert net d’un autre de
ses voisins sans nécessairement se retrouver, in fine, dans la position d’un contributeur net ou d’un
bénéficiaire net (si les deux transferts nets s’annulent). Ceci signifie donc aussi qu’une génération peut
opérer un transfert net envers la suivante tout en ayant bénéficié d’un transfert net de la précédente
sans avoir violé in fine la règle d’interdiction des transferts nets.
D’autre part, le contexte générationnel n’est pas seulement multilatéral - plutôt que simplement
bilatéral. Il présente aussi la caractéristique d’être ouvert sur le futur, ce qui est pertinent pour au
moins une partie des théories de la réciprocité que nous examinerons. En effet, dans un contexte
fermé, même multilatéral, nul ne peut se retrouver dans la position d’un contributeur net sans forcer
automatiquement autrui à être un bénéficiaire net. Dans un contexte ouvert sur le futur, ceci n’est pas
nécessairement vrai, puisqu’une génération est en principe capable de reporter ce bénéfice net sur la
génération qui la suit. Ceci explique par exemple pourquoi une règle de réciprocité n’est pas
incompatible avec l’idée de transférer plus que l’équivalent de ce que l’on a reçu de la génération
précédente à la génération suivante. En bref, il est possible pour une génération, et ce sans violer la
règle d’interdiction des transferts nets, d’être à la fois bénéficiaire nette par rapport à une génération
déterminée, et contributrice nette par rapport à l’ensemble des autres générations.
Le second point sur lequel il importe d’attirer l’attention a trait à une hypothèse d’ordre sociologique
5
,
celle selon laquelle l’idée de réciprocité intergénérationnelle serait particulièrement populaire, même
chez ceux qui ne seraient pas par ailleurs des fervents d’une telle théorie, une fois placés dans un
contexte strictement intragénérationnel. En effet, telle qu’entendue ici, cette idée de réciprocité
implique par exemple l’interdiction de toute redistribution des mieux nantis au profit des plus
défavorisés. Comment expliquer alors – si cette hypothèse résistait à l’épreuve des faits – une telle
attractivité de la théorie de la réciprocité par rapport à une approche plus redistributive au plan
intergénérationnel ?
Parmi les différentes explications possibles, mentionnons-en deux. La première consiste à souligner le
fait que le transfert dont nous gratifie la génération qui nous précède n’est pas seulement perçu comme
une source d’obligation, mais aussi comme une source d’inspiration, dans le cadre d’une recherche de
repères sur ce que nous devons à la génération suivante, une génération qui, pour le formuler
abruptement et de manière délibérément réductrice, n’a initialement rien fait pour nous
6
. Quant à la
seconde, partons d’une distinction entre trois sources possibles d’avantages ou de désavantages:
l’action de la nature, celle d’autrui ou notre propre action sur nous-mêmes. Il se peut que lorsque nous
envisageons la justice intergénérationnelle, nous considérons que notre sort résulte tout entier soit de
ce que la génération précédente nous a transféré, soit de notre propre action, sans qu’il y ait de
transferts « exogènes ». Si cela s’avérait exact, il pourrait sembler naturel de se rabattre totalement sur
la justice commutative. Un monde où tout désavantage vient soit de soi-même, soit d’autrui, sans
jamais provenir de la nature peut se passer d’une approche distributive
7
. Pourtant, il y a du sens à
5
Pour une des rares sources sur ce point : Wade-Benzoni (2002)
6
En ce sens : Wade-Benzoni (2002). Bichot quant à lui utilise la notion d’ « effet d’imitation » (in litt, 9
Jan. 2006). Voy. aussi la notion de « constitution familiale » chez Cigno (2005).
7
En réalité, ceci n’est pas vrai pour toutes les théories distributives. Pour une théorie égalitariste
« sensible aux choix », à la responsabilité, comme celle de Dworkin (2000), si un désavantage
moralement problématique que je subis résulte de mes propres choix, il n’incombe qu’à moi-même de
le compenser. Et s’il est le fruit d’actes de tiers identifiables, c’est à ces tiers qu’il appartient de le
2

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envisager la possibilité de désavantages issus directement d’événements naturels, même dans le
contexte intergénérationnel. Ceci étant, entamons l’examen plus approfondi de l’approche normative
en termes de réciprocité.
1. Trois modèles
Afin de se centrer sur l’essentiel, nous envisageons un monde à quatre générations, définies chacune
comme des cohortes de naissance de 10 ans, G1 étant constituée de l’ensemble des personnes nées au
cours de la première décennie, G2, G3 et G4 de celles nées respectivement au cours de la deuxième,
troisième et quatrième. Parmi les différentes variantes possibles, isolons trois modèles de réciprocité
intergénérationnelle – susceptible d’ailleurs de coexister en pratique. Pour chacun de ces trois
modèles, deux versions sont envisagées. L’une est justificative, visant à justifier l’existence
d’obligations intergénérationnelles. L’autre est substantielle, visant à définir le contenu de ces
obligations. Le premier modèle, que nous qualifierons de « descendant », se décline donc en deux
versions. Sa version justificative prévoit que G2 doit quelque chose à G3 parce que G1 a transféré
quelque chose à G2. Et sa version substantielle définit ces obligations de la façon suivante: G2 doit à
G3 au moins autant que ce que G1 a transféré à G2. Ce modèle descendant est le modèle standard.
Son champ d’application matériel est général, c’est-à-dire qu’il peut s’appliquer à l’ensemble des
transferts effectués dans une direction par une génération. Et surtout, c’est ce qu’on appelle un modèle
de réciprocité indirecte, au sens où le bénéficiaire « final »
8
(G3) n’est pas le même que le
« bienfaiteur » initial (G1), ce qui entretient un rapport avec le caractère multilatéral du contexte
intergénérationnel souligné plus haut. La réciprocation est ainsi re-dirigée vers un tiers. Ceci s’effectue
d’ailleurs en chaîne, rendant possible la construction d’un modèle transitif de transferts
intergénérationnels.
Justificatif
Substantiel
Descendant
G2 doit quelque chose à G3 parce
que G1 a transféré quelque chose à
G2
G2 doit à G3 au moins autant que ce
que G1 a transféré à G2
Ascendant
G3 doit quelque chose à G2 parce
que G2 a transféré quelque chose à
G1
G3 doit à G2 au moins autant que ce
que G2 a transféré à G1
Double
G2 doit quelque chose à G1 parce
que G1 a transféré quelque chose à
G2
G2 doit à G1 au moins autant que ce
que G1 a transféré à G2
Fig. 1 : Les trois modèles de réciprocité et leurs deux versions
Le second modèle se distingue du premier en ce qu’il porte sur des transferts allant dans la direction
inverse. Nous le qualifierons donc d’ascendant. Dans sa version justificative, il prévoit que G3 doit
quelque chose à G2 parce que G2 a transféré quelque chose à G1. Et dans sa version substantielle, G3
doit à G2 au moins autant que ce que G2 a transféré à G1. Un tel modèle – en particulier dans sa
version justificative - est pertinent par exemple pour analyser les systèmes de pension par répartition,
le fait qu’une génération active doive quelque chose à une autre qui arrive à la retraite étant justifié
compenser, et non à l’ensemble de la société. Par contre, imaginons que la théorie distributive
mobilisée ne dénie pas le droit à la redistribution à une personne qui serait pleinement responsable de
son extrême pauvreté (typiquement, une théorie suffisantiste). Dans une société où les désavantages
subis par les personnes ne seraient jamais issus de causes étrangères à des actions librement posées ses
membres (la victime ou des tiers), une telle théorie distributive garderait sa place puisque la justice
commutative elle-même serait incapable dans bien des cas de justifier de la redistribution au profit de
cette personne jugée responsable de sa pauvreté. Merci à G. Ponthière de m’avoir poussé à clarifier ce
point.
8
Le terme « final » est bien sûr en partie trompeur puisque dès que l’on sort du modèle, un tel monde
à 4 générations est lui-même amarré à une nombre indéfini de générations passées et à venir.
3

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selon une telle approche par le fait que cette dernière génération a elle-même fait bénéficier celle de
ses propres parents d’un transfert lorsqu’elle était active.
Ce modèle ascendant est cependant contesté dans le cas des pensions par les tenants d’un troisième
modèle dit de la « double » réciprocité
9
, le seul de nos trois modèles à être un modèle de réciprocité
directe, où le contributeur initial est aussi le bénéficiaire final, dans une relation bi-directionnelle
(synallagmatique). Le modèle de la double réciprocité est défendu en pratique par ceux qui prétendent
que l’obligation de nos enfants de financer nos pensions n’est pas du tout à concevoir comme une
réciprocation du fait que nous avons fait de même en faveur de nos propres parents. Comme l’écrit
Cosandey, « (…) la seule vraie cotisation de retraite, c’est l’argent investi dans la génération suivante.
Les cotisations payées pour la génération précédente représentent un devoir de tout citoyen, mais ne
doivent pas donner de droits nouveaux. Elles règlent la dette que tout un chacun a vis-à-vis de la
génération précédente, pour avoir été pris en charge lors de sa propre enfance »
10
. Ce que nous avons
fait pour nos propres parents en termes de pensions doit être conçu comme la réciprocation de ce dont
nous avons bénéficié de leur part en termes d’investissements d’éducation. Et c’est de la même
manière que nous devrions comprendre ce que nos propres enfants nous devraient en termes de
pensions.
Notons que la distinction « descendant/ascendant » ne doit pas être confondue avec la distinction
« prospectif/rétrospectif »
11
. Que l’on donne à celui qui est devant ou derrière soi ne nous dit pas
nécessairement de l’acte de qui l’on s’inspire pour déterminer ce que l’on doit. Si l’on se limite aux
versions substantielles, la distinction « descendant/ascendant » a trait à la direction des transferts
concernés, alors que la distinction « prospectif/rétrospectif » est relative à la localisation du transfert
de référence par rapport au transfert que l’on s’attache à examiner. Dans les modèles rétrospectifs, le
transfert de référence précède le transfert dont l’on s’attache à définir le contenu (en termes
normatifs). Dans les modèles prospectifs par contre, le transfert de référence est un transfert futur, qui
n’a pas encore eu lieu. Si l’on prend le modèle ascendant par exemple, G3 peut déterminer ce qu’elle
doit à G2, soit en examinant ce que G2 a fait pour G1, soit en tentant d’anticiper ce que G4 fera pour
G3. A notre sens, les modèles rétrospectifs sont plus adéquats que les modèles prospectifs. Les
modèles rétrospectifs peuvent s’appuyer sur des faits avérés alors que les modèles prospectifs sont
contraints d’anticiper des faits futurs qu’il est malaisé d’envisager de façon totalement indépendante
d’une norme « extérieure » de comportement à adopter par la génération suivante. Or, dans un modèle
de réciprocité, c’est ce transfert de référence lui-même qui est supposé fournir une telle mesure de ce
que nous devons.
2. L’objection de Barry
Ces trois modèles ayant été présentés, envisageons une première objection à leurs versions
justificatives, en partant de la question suivante posée par Barry: "si quelqu'un m'offre une pomme
caramélisée, tel un cadeau du ciel, et que je l'accepte, est-ce que le fait que je profite de cette pomme
caramélisée génère pour moi ne fut-ce que la plus petite obligation de distribuer des pommes
caramélisées à autrui?
12
". Une telle question nous contraint à articuler plus avant les raisons pour
lesquelles le fait de recevoir quelque chose pourrait justifier le fait de devoir donner en retour. Il existe
en effet plusieurs approches possibles à cet égard. Soit, l’on considère que nous n’avons effectivement
9
L’expression est utilisée par Cosandey (2003). Bichot (1999) a développé plus tôt des arguments
allant dans le même sens que ceux de Cosandey. Il considère néanmoins l’expression « double
réciprocité » comme inappropriée (in litt.). Nous l’utilisons ici pour maintenir une référence à la
théorie de Cosandey même si l’expression « réciprocité directe » est probablement plus adéquate. Voy.
aussi Bichot (1980) et (1982).
10
Cosandey (2003 : 21)
11
Voy. Kolm (2000 : 30)
12
Barry (1989: 232) (notre traduction). Nous n’examinons pas ici une forme plus particulière de cette
objection qui concerne la justification des obligations de generations de bout de chaîne (première
generation pour le modèle descendant et dernière generation pour le modèle ascendant).
4

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pas d’obligation de donner en retour, ce qui impliquerait le rejet de l’approche de réciprocité. Soit l’on
estime que la réciprocation est en l’espèce du ressort de la gratitude, plutôt que de la justice. Ce
pourrait être la position de Hobbes, qui écrit : “As Justice dependeth on Antecedent Covenant; so does
GRATITUDE depend on Antecedent Grace; that is to say, Antecedent Free-gift: and is the fourth Law
of Nature; which may be conceived in this Forme, That a man which receiveth Benefit from another of
meer Grace, Endeavour that he which giveth it, have no reasonable cause to repent him of his good
will
13
. Cette approche impliquerait elle aussi un rejet des maximes justificatives de réciprocité, dans
la mesure où ces dernières constituent la formulation d’obligations de justice, et non l’identification de
pratiques relevant de la simple gratitude. Une troisième manière de répondre à la question de Barry
consiste à abonder dans le sens de l’objection, tout en montrant que des obligations de justice entre les
générations peuvent être formulées, même si cela ne peut être fait dans les termes de la réciprocité. Ce
serait le cas par exemple d’une théorie égalitariste du maximin, préoccupée par l’amélioration du sort
du plus défavorisé et qui se substituerait à l’approche de réciprocité descendante. Pour l’égalitariste du
maximin – du moins pour celui qui se détacherait totalement d’intuitions liées à la notion d’avantage
mutuel -, la raison pour laquelle nous devons effectuer certains transferts au profit de la génération
suivante n’a rien à voir avec le fait comme tel d’avoir reçu quelque chose de la génération précédente.
Ce qui est en question, c’est plutôt que si notre génération n’effectuait pas de tels transferts, la
génération suivante se retrouverait dans des circonstances plus défavorables que celles dont nous
avons nous-même bénéficié. Et qu’une telle pratique ne serait pas en mesure de nous conduire a un
chemin intergénérationnel où le plus défavorisé, quelle que soit la génération à laquelle il appartient,
soit dans la meilleure situation possible.
Les propositions propriétaristes
Les trois réponses précitées à l’objection de Barry supposent l’abandon du modèle justificatif de
réciprocité. Un tel abandon est-il inévitable? Pas nécessairement. Mais pour l’éviter, il importe
d’identifier des angles d’analyse en termes de justice susceptibles de se superposer à l’idée de
réciprocité tout en y ajoutant un supplément intuitif. Deux approches nous semblent possibles à cet
égard, l’une formulée en termes de propriété collective intergénérationnelle et orientée principalement
vers une idée d’obligation envers les personnes futures, et l’autre fondée notamment sur une notion de
free-riding, et centrée plus directement sur l’idée d’obligations envers les morts, la première n’étant
d’ailleurs pas nécessairement incompatible avec la seconde.
Selon la première, l’idée est que ce dont nous héritons de la génération précédente ne nous appartient
pas à titre plein et exclusif. Cette intuition peut être formulée de façons diverses, avec des
conséquences différentes à chaque fois. Soit - comme dans le célèbre proverbe indien -
14
ce dont la
génération actuelle dispose lui est prêté par les suivantes, ce qui présuppose une pleine propriété
collective - glissante, voire fuyante - dans le chef des générations futures. Soit chaque génération n’est
en réalité qu’usufruitière,
15
la nue propriété appartenant alors aux générations futures, avec le même
phénomène de glissement que dans le prêt, tel que la nue propriété (dans ce cas-ci) n’appartiendra
jamais à un titulaire existant. Soit il s’agit d’un don qui ne serait pas effectué intuitu generationi, mais
destiné au contraire à l’ensemble des générations actuelle et à venir, ce qui ferait des générations
actuelle et à venir les pleins co-propriétaires de cet héritage.
Génération actuelle
Générations futures
Modèle du proverbe indien
Emprunteuse
Pleines co-propriétaires
Modèle de l’usufruit
Usufruitière
Nues propriétaires
13
Hobbes (1651 : 209)
14
« Traitez bien la Terre : elle ne vous fut pas donnée par vos parents, elle vous fut prêtée par vos
enfants. Nous n’héritons pas la terre de nos ancêtres, nous l’empruntons à nos enfants » (sources
diverses).
15
Une conception remontant au moins à Jefferson (1975/1798 : 445) (« the earth belongs in usufruct to
the living : that the dead have neither powers nor rights over it. The portion occupied by an individual
ceases to be his when himself ceases to be, and reverts to the society »).
5

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Modèle de co-propriété
Co-propriétaire
Co-propriétaires
Fig. 2 : Trois modèles de « propriété collective » intergénérationnelle
Ceci appelle au moins trois remarques. D’abord, il peut certes être recouru analogiquement à ces
différents concepts juridiques (emprunt, démembrement de la propriété, collectivisation de la
propriété) en vue de traduire l’idée générale selon laquelle une génération ne saurait être considérée
comme pleine propriétaire exclusive de ce dont elle a hérité des générations précédentes. Il existe
cependant diverses manières de justifier ce statut juridique, sans nécessairement en faire une position
de principe, par exemple en invoquant la volonté de Dieu (John Locke) – ce qui ne s’en éloigne pas
beaucoup - ou en supposant une telle volonté de la part d’une partie au moins des générations passées
(Léon Bourgeois)
16
. Cette dernière approche est intéressante car il est possible, par un argument de
type « historique », de défendre l’idée selon laquelle, même s’il fallait considérer l’héritage de chaque
génération comme constituant initialement sa propriété exclusive, certaines de ces générations ont sans
doute légué ce qu’elles avaient hérité dans l’esprit d’en faire bénéficie l’ensemble des générations
futures, conduisant ainsi à un processus de collectivisation progressive.
Ensuite, si ces utilisations analogiques de figures juridiques classiques sont pertinentes pour l’analyse
du modèle descendant, elles le sont beaucoup moins pour les modèles ascendant ou double. Ceci
signifie aussi qu’il serait erroné de considérer que chacun de ces trois modèles de propriété correspond
d’une manière ou d’une autre à chacun des trois modèles de réciprocité identifiés plus haut.
Enfin, il importe de souligner les limites des analogies juridiques propriétaristes proposées ci-avant,
une fois que leur régime spécifique est examiné en détail
17
. Ainsi, l’emprunt suppose-t-il en principe la
restitution à l’identique du bien emprunté, ce qui n’est pas possible pour des ressources non-
renouvelables. De même, l’usufruit ne s’applique qu’à des fruits, pas à des produits. Or, les énergies
fossiles appartiennent par exemple clairement à la seconde catégorie. Quant au régime de la co-
propriété, il prévoit que la disposition des biens concernés ne peut être faite qu’avec l’accord des
autres co-propriétaires, - ici : les générations futures. Il faut aussi indiquer que la pertinence de bien
d’autres figures juridiques mériterait d’être explorée, qu’il s’agisse du trust anglais
18
, de
l’emphythéose, de l’usufruit du conjoint survivant, du bail à vie ou de la substitution fidéicommissaire.
Le Fig. 2 fournie ci-avant ne l’est donc qu’à titre exemplatif.
Le domaine du free-riding
Examinons à présent une seconde option possible, qui consisterait à se tourner cette fois plus
directement vers l’idée d’obligation envers les morts et à mobiliser en particulier une notion revisitée
de free-riding. L’argument consisterait à rendre compte de notre obligation de réciproquer, non pas sur
base d’une obligation de restituer aux générations futures un bien qui ne nous appartiendrait pas (seul),
mais plutôt sur base d’une obligation de ne pas se retrouver dans la position d’un free-rider aux dépens
des générations passées. A première vue, l’on pourrait penser que l’idée de free-riding n’a pas lieu
d’être mobilisée chaque fois que les biens transférés d’une génération à l’autre sont de type « rival »,
c’est-à-dire lorsque la jouissance de ces biens par un individu implique nécessairement une réduction
de la jouissance que peut en avoir autrui. Pourtant, dans le cas de la réciprocité descendante - mais non
dans les deux autres – une notion de free-riding pourrait avoir du sens même en présence de biens
rivaux. L’explication se déploie en deux temps. Nous présentons la question générale du champ
d’application du free-riding, avant d’examiner le cas spécifique du free-riding aux dépens des morts.
16
Gosseries (2004, p. 161 s.)
17
Merci à A.-P. André-Dumont et G.-F. Raneri pour des échanges de courrier sur ce point.
18
Dans le cas du trust par exemple, une difficulté est que la génération actuelle risque de devoir porter
une double casquette, puisqu’outre le fait qu’elle soit le trustee, elle serait aussi une des bénéficiaires
du trust (avec les générations à venir). Et le modèle pourrait devoir être construit en postulant un
settlor absent.
6

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Posons qu’il y a free-riding à chaque fois qu’une personne retire un bénéfice net des fruits d’une
activité pleinement volontaire d’autrui, sans pour autant diminuer d’une quelconque manière la
jouissance que cette autre personne retire dudit bien. Définissons alors de manière générale le champ
du free-riding en envisageant d’une part le cas d’un bien non-rival et d’autre part celui d’un bien rival.
Primo, si un bien est à la fois non-rival et d’origine strictement naturelle (ex : la lumière solaire, par
contraste avec la mise en place d’un éclairage public), nous nous trouvons clairement en dehors du
champ d’application de la notion de free-riding puisque nous ne resquillons aux dépens de la
contribution de personne. Par contre, si le bien est à la fois non-rival et un produit de l’activité
humaine, nous nous trouvons dans le champ classique du concept de free-riding. Nous nous
préoccupons alors de savoir si, au regard de la consommation qu’elle a de ce bien, une personne a
contribué suffisamment ou excessivement à la production de ce bien qui serait, par hypothèse, le fait
de tiers producteurs s’étant adonnés à cette activité productive de façon totalement volontaire. C’est en
raison du fait qu’il se préoccupe de la relation production-consommation, plutôt que du seul volet
consommation, que le concept reste en mesure d’identifier des injustices alors même que le bien serait
non-rival.
Secundo, - et toujours dans cette approche générale du free-riding - examinons le cas d’un bien rival et
produit par les hommes. Dans un tel cas, nous pourrions être tentés de nous considérer hors du champ
d’application matériel de la notion de free-riding. Or, nous pensons que ce n’est pas le cas. Notre
hypothèse en effet est que tout bien rival dont le bénéficiaire ne serait pas nécessairement le
producteur relève du champ d’application du concept de free-riding, entendu comme faisant référence
à une contribution insuffisante à l’effort de production volontaire de ce bien par autrui. Si nous avons
tendance à ne pas analyser les biens rivaux sous l’angle du free-riding, c’est parce que – contrairement
à ce qui se passe pour les biens non-rivaux, le free-riding n’y est pas le seul concept disponible pour
rendre compte d’intuitions d’injustice. En effet, lorsqu’un bien est rival, l’on peut examiner la justice
des activités de ceux qui le consomment non seulement sous l’angle du free-riding, mais aussi sous
l’angle de la privation (partielle ou totale) de ce bien que ma consommation imposerait à autrui. On
traduira alors cette privation à travers des notions de vol ou d’exploitation (au sens néo-marxiste).
L’essentiel ici – telle est du moins notre hypothèse psychologico-morale - c’est que les analyses
basées sur l’idée de privation auront tendance à produire un sentiment d’injustice bien plus fort que
celui que nourrirait l’idée de contribution insuffisante. En d’autres termes, là où les deux types
d’analyse des sources d’injustice (privation d’autrui ou contribution insuffisante) peuvent coexister
(comme c’est le cas pour des biens rivaux, mais pas pour des biens non-rivaux), le premier type
(privation d’autrui) aura tendance à éclipser, à dominer le second type (contribution insuffisante)
laissant penser erronément que ce dernier ne serait pas d’application. Or, le concept de free-riding
reste à notre sens une ressource disponible pour l’analyse de la juste consommation des biens rivaux.
Un consommateur peut être à la fois voleur et free-rider. Telle est notre première hypothèse centrale,
relative à la définition adéquate du domaine d’application matériel du concept de free-riding.
Appelons-la l’hypothèse de la coexistence, par référence à la co-existence de deux analyses possibles
en termes de justice portant sur la consommation d’un bien rival, l’une faisant référence à l’impact de
ma consommation sur les possibilités de consommation d’autrui (privation), l’autre se centrant sur une
relation entre ma consommation et la part que j’ai pu prendre ou non dans la production du bien
consommé (free-riding).
Venons-en alors plus spécifiquement à la question intergénérationnelle. Il existe plusieurs façons
d’articuler générations et free-riding
19
. Celle qui nous intéresse ici exige que l’on se centre sur la
situation d’un (ensemble de) producteurs (devenus) inapte(s) à consommer le bien produit.
Envisageons en effet un bien qui présenterait les caractéristiques objectives aptes à le rendre rival, et
qui résulterait de l’activité humaine, mais dont les producteurs seraient aujourd’hui décédés. Prenons
le cas d’un bien immobilier (ex : un château), héritage familial, fruit du dur labeur de 7 générations
aujourd’hui décédées, et qui est légué à un individu donné. Il s’agit d’un bien rival, non seulement par
rapport aux autres membres de ma génération (qui ne seraient pas mécontents de pouvoir habiter ce
19
Pour une autre illustration : Gosseries (2006)
7

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château), mais aussi à l’égard des générations à venir (qui espèrent bien que ma jouissance du château
ne nuise pas à la jouissance qu’ils pourraient en avoir au cas où je n’eu pas existé). Par contre, ce bien
n’est pas rival par rapport à ces générations décédées. En d’autres termes, il n’est pas rival envers
tous. Sa dégradation par mes soins ne priverait pas les générations précédentes d’un degré équivalent
de jouissance potentielle de ce bien. En effet, même si l’on considérait que les morts existent en un
sens déterminé, l’on pourrait estimer simultanément que cette existence ne rend pas possible la
jouissance de biens matériels. Par contre, il pourrait y avoir du sens à affirmer qu’en laissant ce bien se
dégrader (activement, voire - mais c’est moins certain - par abstention), je free-riderais aux dépens des
générations précédentes, au sens où je profiterais, sans y apporter ma propre pierre, des efforts qu’elles
auraient volontairement consentis. Telle serait donc l’hypothèse : pour ce type de bien, l’analyse en
termes de free-riding pourrait rester pertinente, et ce malgré le fait que les producteurs du bien par
rapport auquel s’exerce le free-riding seraient morts aujourd’hui. Dans le même temps, l’idée même de
privation serait ici hors champ dans la mesure où par rapport aux morts, le bien serait en réalité non-
rival. L’obligation de réciproquer à la génération suivante serait alors reformulée dans ce langage
différent comme étant le fruit d’une obligation de ne pas free-rider aux dépens des générations
précédentes.
Afin de clarifier plus avant cette thèse, une série de remarques sont essentielles. D’abord, l’idée est
que pour certains types de biens, la mort d’un des producteurs engendre aussi sa mort comme
consommateur. Elle rend alors le bien non-rival envers lui puisqu’il n’est de toute facon plus
consommateur potentiel de ce bien, ce qui fait que ma consommation du bien n’est plus du tout
susceptible de le priver de la consommation de ce bien. Ceci présuppose qu’on accepte l’idée que
quelqu’un puisse exister sans pouvoir être un consommateur potentiel d’un bien donné. C’est le cas du
mort lorsque la durée de validité du bien dépasse la date du décès de son producteur. Mais le cas des
morts n’en est pas l’illustration unique puisque notre hypothèse couvrirait aussi la situation d’un
producteur qui ne serait de toute façon pas en mesure de consommer le fruit de sa production (ex : un
éleveur de vaches non laitières qui serait végétarien – même se ce serait assez peu cohérent de sa part).
Ces biens sont objectivement rivaux, mais pas (ou plus) envers leur producteur lui-même. Ceci étant
dit, il importe d’insister sur le fait que, pour ceux qui considèrent que les morts « existent », il subsiste
probablement des biens qui nous sont légués et qui restent des biens rivaux même à l’égard des morts.
Par exemple, si la paternité d’une découverte peut-être reconnue comme un bien, le fait que quelqu’un
revendique abusivement la paternité d’une invention d’Einstein peut être considéré comme une source
potentielle de privation de reconnaissance pour Einstein. Pour ce type de bien là, le décès d'Einstein ne
semble pas en mesure de neutraliser le caractère objectivement rival de ce bien.
Ceci nous conduit à une seconde remarque: non seulement les théories basées sur l’idée de privation,
mais aussi celles fondées sur une notion (élargie) de free-riding aux dépens des morts présupposent de
toute manière l’idée selon laquelle les morts existeraient et seraient en mesure d’être affectés par les
conséquences d’actions ultérieures à leur mort. Ceci est une limite importante de ce type d’approche à
notre sens, comme nous l’avons indiqué ailleurs
20
. A cet égard, une approche égalitariste échappe à
une telle difficulté. Par contre, l’approche propriétariste dérivée de Bourgeois, mentionnée plus haut,
dans la mesure où elle repose sur un respect de la volonté des morts, est elle aussi vulnérable à cette
difficulté.
Une troisième remarque importante consiste enfin à souligner que lorsque nous utilisons l’expression
« free-rider aux dépens de », nous mobilisons malgré tout une notion de coût. Il s’agit non pas d’un
coût d’opportunité qu’imposerait ma consommation d’un bien à la consommation potentielle qu’autrui
aurait pu en avoir. Il s’agit plutôt du coût additionnel de production qu’impose ma non contribution à
l’effort de production d’autrui, en soulignant cependant que nous traitons ici d’efforts de production
totalement volontaires dans le chef de tiers par rapport au prétendu free-rider. La question qui se pose
alors est de savoir si la notion de free-riding n’est pas elle aussi vulnérable par rapport aux
conséquences du décès du mort, tout comme celle de privation ? Nous ne le pensons pas, pour la
raison identifiée à travers la progression suivante. Envisageons un monde fermé à deux générations:
20
Gosseries (2004 : chap. 2)
8

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A. Gosseries
Dette générationnelle et conception de la réciprocité
Jos et Jef sont deux contemporains et l’on sait que Jef n’aura pas d’enfants. Jos produit le bien seul
mais Jef aurait très bien pu l’y aider au moment de la production. Jef consomme ensuite une partie du
bien sans avoir aucunement contribué à sa production, mais sans non plus avoir imposé cette
production. Il y a malgré tout du sens à affirmer que Jef a « imposé » (par abstention) à Jos des coûts
de production plus élevés qu’ils n’auraient pu l’être en sa présence. Imaginons à présent que Jef soit né
le jour du décès de Jos. Ceci signifie que Jef n’était aucunement en mesure de contribuer à la
production du bien en question. Il est donc inadéquat de le qualifier de free-rider, du moins dans un
sens qui ait une connotation minimalement normative.
On pourrait s’arrêter là. Ce serait cependant omettre le fait que l’espace intergénérationnel n’est pas
fermé. Il est ouvert ssur le futur. Jef sera lui-même suivi par Jip, puis par Jack, etc. Si les biens
produits sont périssables à un degré plus ou moins élevé (ce qui est très souvent le cas), la non-
contemporanéité des producteurs potentiels n'empêche nullement que l’effort de production d’un bien
puisse être poursuivi dans le temps la production étant alors prolongée par la restauration. Si tel est le
cas, la situation pourrait être ré-analysée comme suit. Si Jef ne poursuit pas au profit de Jip l’effort
entrepris par Jos, il sera un free-rider aux dépens de Jos, non pas parce que les coûts de production
auraient pu être moins élevés si Jef avait pu y faire sa part, mais parce que les efforts de production
s’avèreront avoir été faits en vain si Jef laisse se dégrader le bien résultant de l’effort de Jos. Dans la
mesure où il y est recouru à l’égard des morts, le type de problème vers lequel pointe le free-riding
serait donc de nature quelque peu différente de celui vers lequel il pointe dans les cas classiques où le
producteur effectif aurait pu, au moment de la production, être assisté par le free-rider prétendu. Mais
on comprendrait que, tout en rejetant l’idée selon laquelle il y aurait du sens à affirmer que l’on puisse
priver un mort de la jouissance d’un bien matériel, le fait par contre de profiter de son travail et, ce
faisant, de rendre ses efforts passés partiellement sans effets dans le futur (en consommant seul un
bien qui était destiné à plus d’une génération) serait susceptible d’affecter ce mort.
L’on voit alors que dans une telle analyse, le free-riding aux dépens des morts nous reconduit à
l’approche propriétariste définissant nos obligations envers les générations à venir. Les deux
approches sont ainsi parfaitement complémentaires, même si l’approche propriétariste peut faire sens
sans recours à l’idée de free-riding. Le rejet de l’approche propriétariste (qui présuppose
nécessairement la possibilité de la privation) dans la relation aux morts n’implique nullement son rejet
dans la relation aux générations futures. Et elle n’implique nullement non plus l’impossibilité
d’articuler une notion de free-riding aux dépens des morts, à l’approche propriétariste dans la
définition de nos obligations envers les générations à venir, que la première serve ou non de
fondement à la seconde. Ceci étant, si nous articulons une approche propriétariste dans notre relation
aux générations à venir avec une analyse en termes de free-riding dans notre relation morale avec les
générations passées, cela voudrait dire, si l’on revient à notre modèle de réciprocité descendante, que
l’élégance de surface de ce dernier modèle cacherait en réalité un dualisme quant à la nature des
justifications à l’œuvre.
Rappelons aussi que le free-riding ne sera pertinent que pour la part de notre héritage générationnel
qui peut être considérée comme le fruit du travail des générations précédentes, alors que la notion de
propriété collective peut s’appliquer à l’ensemble de cet héritage, en ce compris des biens d’origine
strictement naturelle restés intouchés par l’homme. En ce sens, l’idée de free-riding ne peut contribuer
à offrir qu’un traitement incomplet de l’idée de réciprocité descendante
21
.
En réalité, il est malaisé de tenter d’aller au delà des trois modèles de réciprocité dans leur version
justificatrice. Il n’est pas certain que la reformulation en termes de propriété collective ou du free-
riding de l’idée de réciprocité présente après mure réflexion une « valeur ajoutée » significative. En
même temps, ceci ne témoigne pas nécessairement d’une faiblesse particulière des théories de la
réciprocité. En effet, chaque théorie de la justice se heurte à un moment donné à des intuitions
fondamentales sous lesquelles il devient difficile de creuser.
21
Voy. aussi infra, note infrapaginale 26.
9

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3. L’objection de la direction
Quelles que soient les difficultés éventuelles rencontrées par les versions justificatrices, la robustesse
d’un modèle de réciprocité, tant dans ses versions justificatrices que substantielles, dépend
certainement aussi de sa capacité à justifier la direction de la réciprocation. Pour chacun des trois
modèles, le transfert initial pourrait en théorie faire l’objet d’une réciprocation dans trois directions :
réciprocation ascendante (vers la génération précédente), réciprocation descendante (vers la génération
suivante) ou auto-réciprocation (au profit de certains membres de notre propre génération). Un modèle
de réciprocité sera alors jugé robuste s’il est à même de justifier pourquoi la réciprocation doit prendre
une direction déterminée, plutôt qu’une des deux autres directions possibles. De ce point de vue, qu’en
est-il des trois modèles envisagés ?
Envisageons d’abord l’exclusion de l’auto-réciprocation. Une intuition pertinente consisterait à
considérer qu’il serait au moins aussi juste de transférer une partie du panier de biens reçu en héritage
aux membres les plus défavorisés de notre propre génération plutôt qu’à la génération suivante. Du
point de vue d’une théorie de la réciprocité, ceci risque de conduire au fait que ces plus défavorisés
aient in fine bénéficié de transferts nets, au sens où ils n’auraient pas été en mesure de réciproquer le
capital (entendu au sens large ici aussi) reçu des autres membres de leur propre génération. L’auto-
réciprocation est donc incompatible, tant au plan individuel que générationel avec l’interdiction de se
retrouver dans la situation d’un bénéficiaire net. Les modèles de la réciprocité intergénérationnelle
sont donc tous les trois robustes sous cet angle-là. Il reste à déterminer s’ils sont aussi robustes par
rapport à l’autre option alternative qui est en principe ouverte à chacun d’eux : la réciprocation
ascendante dans le modèle descendant, la réciprocation descendante dans le modèle ascendant et dans
celui de la double réciprocité.
Sous cet angle, le modèle descendant s’avère là aussi robuste à l’analyse. En effet, imaginons, dans un
monde à population stationnaire (l’effectif des différentes générations étant constant), que G1 ait
transféré 10 unités à G2 qui aurait à son tour transféré 10 unités à G3 et que G3 décide de n’en
transférer que 8 à G4 et 2 en retour à G2. G3 ne pourrait certainement pas être considérée comme
bénéficiaire nette puisqu’elle aurait clairement vidé sa dette. Une telle situation est en outre
parfaitement réalisable en pratique, puisqu’il est possible de réciproquer une partie de ce qu’on a reçu
de ses propres parents sous forme de soins de santé ou autres transferts de biens non durables. Le
problème est néanmoins que dans notre exemple, G2 va se retrouver dans une situation de bénéficiaire
nette, qui n’est pas admissible pour une théorie de la réciprocité intergénérationnelle. En un sens, en
ne suivant pas la direction descendante, G3 va forcer G2 a avoir in fine violé la règle de réciprocité,
par exemple si elle n’est pas en mesure en raison de l’âge qu’elle a atteint de re-réciproquer à G3
l’équivalent de ce qui fait d’elle une bénéficiaire nette. Le modèle descendant est donc
particulièrement robuste par rapport à l’objection de la direction, puisque la logique de la réciprocité
nous permet d’exclure les deux options alternatives, à savoir tant l’auto-réciprocation que la
réciprocation ascendante.
Qu’en est-il des modèles ascendant et double par rapport à la possibilité d’une réciprocation
descendante? Si G2 décide de réciproquer une partie de ce qui lui a été transféré par G1 au profit de
G3 plutôt que de G1, cette dernière va en réalité se retrouver dans la position d’une contributrice nette.
La possibilité d’un transfert descendant dans ce cas conduit à ce que la génération précédente soit
forcée de se retrouver non pas dans la position d’un bénéficiaire net, mais dans celle d’un contributeur
net, ce qui est au moins aussi problématique du point de vue d’une théorie de la réciprocité. Il s’avère
donc que nos trois modèles de réciprocité sont robustes par rapport à l’objection de la direction.
4. La variable démographique
Venons en alors à une troisième source de difficultés, la plus sérieuse à nos yeux. Elle apparaît lorsque
l’on prend pleinement en compte le fait que la population fluctue d’une génération à l’autre, le fait
qu’elle n’est pas stationnaire. De telles fluctuations sont-elles dénuées de pertinence lorsqu’il s’agit de
définir l’ampleur de nos obligations intergénérationnelles ? Même s’il n’est pas pertinent à notre sens
10

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A. Gosseries
Dette générationnelle et conception de la réciprocité
pour l’ensemble des transferts intergénérationnels,
22
le problème n’a pas échappé au grand public.
Ceci est vrai qu’il soit préoccupé par le financement des pensions et des soins de santé aux personnes
âgées (en cas de baisse de la fécondité associée à une augmentation de l’espérance de vie), ou par la
capacité de notre environnement à faire face aux agressions d’une population mondiale croissante.
Quant à la littérature philosophique, elle est riche de développements à un niveau méta-éthique
23
, mais
moins sur le plan des théories substantielles de la justice, les difficultés méta-éthiques étant
probablement conçues comme des obstacles à des avancées de substance. Pour le formuler autrement,
cette littérature pose la question de savoir à quelles conditions il y a du sens d’affirmer que la mise au
monde d’une population plus grande est moralement plus désirable que celle d’une population plus
petite. Par exemple, si le nombre de personnes qui nous entourent, l’ampleur de nos ressources
individuelles ou la longueur de nos vies affectent – de diverses manières -, notre bien-être, il importe
de se demander, ex ante, s’il est plus juste de mettre au monde peu d’enfants qui seraient plus heureux
ou plus d’enfants dont le bien-être moyen serait inférieur. La question ex post qui nous intéresse ici est
différente: une fois une nouvelle génération mise au monde, sa taille étant envisagée cette fois comme
un fait acquis, en quoi cette taille affecterait-elle l’ampleur des obligations des autres générations à son
égard, ainsi que celle de ses propres obligations envers les autres générations?
Du point de vue de cette dernière question, l’on peut distinguer deux types de théories de la justice
entre les générations. Les unes ajustent ce que doit une génération à une autre à la taille relative de
cette dernière. Nous les qualifierons, faute de mieux, de théories démo-sensibles (ou démo-réactives).
Les autres déterminent ce qui est dû à une autre génération sur base de la seule valeur du panier de
biens qui lui a été transféré, et ce indépendamment de la taille des générations voisines antérieures ou
postérieures – théories démo-insensibles. Une théorie distributiviste de type égalitariste du maximin
par exemple sera certainement démo-sensible. Elle exigera probablement d’une génération ayant
décidé de se reproduire à un taux supérieur au taux démographique de remplacement, de transférer
plus - en aggrégé - que ce qu’elle a reçu de la génération précédente, de façon à veiller à ce que la
génération actuelle et la génération suivante aient bénéficié, par tête, d’un héritage équivalent. Le
caractère démo-sensible d’une telle théorie distributive résulte en droite ligne de la logique sous-
jacente selon laquelle le transfert intergénérationnel doit être conçu comme capable de faire en sorte
qu’une génération ne se retrouve pas plus défavorisée par ses circonstances qu’une autre génération.
L’hypothèse de départ que nous allons mettre à l’épreuve est la suivante: la logique même de la
réciprocité excluerait que nos trois théories soient démo-sensibles. Nous avons vu en nous attelant à
répondre à l’objection de la direction, que l’interdiction de forcer une personne (et/ou une génération)
à être soit une bénéficiaire nette (pour la réciprocité descendante) soit une contributrice nette (pour les
réciprocités ascendante ou double) jouait un rôle clef dans la robustesse de tels modèles. Dans ce cas-
ci, l’idée clef à prendre en compte serait la seconde, celle selon laquelle l’on ne saurait forcer une
personne (et/ou une génération) à être contributrice nette. La logique de la réciprocité est telle en effet
que ce qui importe, c’est que l’on vide ses dettes, peu importe combien de personnes seront amenées à
en bénéficier. Si je restitue autant que ce que j’ai reçu, cela épuise mes obligations, même si cela
signifie, en cas d’augmentation de la population, qu’un nombre plus grand de personnes devra se
partager une somme identique. Ceci est problématique, puisque cela permettrait en toute justice, dans
le cadre d’un modèle de réciprocité descendante, un appauvrissement progressif par tête, au fur et à
mesure que l’on avance dans la succession des générations. Cette difficulté est souvent perdue de vue
par ceux qui considère intuitivement attrayantes les conceptions de la réciprocité intergénérationnelle.
Notre question est donc la suivante : est-il exact de considérer que les modèles de réciprocité
intergénérationnelle sont démo-insensibles, et si oui, en quoi est-ce véritablement un problème ? Nous
répondrons en deux temps à cette question, en examinant successivement les théories de la réciprocité
indirectes et la théorie de réciprocité directe que constitue la réciprocité double. Parmi la diversité des
scénarios démographiques (ex : déclin ou croissance non-linéaires, baby-boom suivi de baby-bust et
22
L’importance de transférer à la génération suivante des institutions démocratiques, une culture de
confiance entre les personnes, etc. est indéniable. De telles attentes de transferts ne devraient pas à
notre sens être affectées par la taille des générations respectives.
23
Voy. par ex. Arrhenius (2000).
11

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inversément), nous isolerons une situation qui pour chacune de ces approches conduit selon nous à une
exigence de justice incohérente et/ou contre-intuitive.
Les modèles descendant et ascendant
Le cas le plus simple est celui d’une augmentation de population avec modèle descendant. Là, la
difficulté est facilement identifiable puisque la réciprocité m’autorise à laisser la génération suivante
dans une situation plus défavorable par tête que la mienne. En effet, en raison de l’absence
d’obligation d’être un contributeur net et de l’interdiction d’une imposition d’un tel statut, si la
population double, je n’ai aucunement l’obligation de doubler la taille du panier de biens transféré à la
génération suivante.. Le modèle de la réciprocité descendante, même s’il n’est pas nécessairement
sujet ici à « incohérence interne », est donc compatible avec un appauvrissement progressif moyen de
chaque génération. Ceci paraîtra contre-intuitif pour beaucoup et certainement aux égalitaristes,
sachant que les membres d’une génération se retrouveront avec une dotation moyenne plus faible que
celle de la génération précédente, en raison de choix démographiques effectués par la génération qui la
précède.
Envisageons à présent la façon dont se comporte le modèle ascendant en cas de baisse de la
population. Et prenons le cas d’un modèle ascendant rétrospectif, où ce que doit G3 à G2 est
déterminé par ce que G2 transféra en son temps à G1 plutôt que par ce que G4 transfèrera à G3.
Imaginons que la population diminue de moitié à chaque génération et envisageons deux hypothèses
entretenant une certaine relation avec les modèles Musgraviens dits de « prestations garanties » et de
« contribution fixe »
24
. Soit, si chaque membre de G2 a investi 10 unités dans le financement des
pensions de G1, chaque membre de G3 devra à son tour investir 20 unités dans le financement des
pensions de G2, et ainsi de suite. Ceci permet d’éviter que les membres de G2 se retrouvent
contributeurs nets. En outre, à première vue, la chaîne des générations étant ouverte, il est possible, au
prix d’un accroissement progressif de la contribution de chaque génération de respecter le principe
selon lequel nul membre des générations postérieures à G2 ne saurait être contraint à être un
contributeur net. Pourtant, il est évident qu’une telle hausse du taux de contribution permettant - toutes
choses égales par ailleurs - de maintenir constant le niveau des prestations de pensions et de ne pas
violer dans un premier temps la règle de non-imposition d’une contribution nette, mène rapidement à
une situation qui n’est pas économiquement tenable. Et conduit donc nécessairement à une violation à
terme de ce même principe.
Alternativement, on pourrait considérer que si chaque membre de G2 a investi 10 unités dans le
financement des pensions de G1, chaque membre de G3 devrait en faire de même envers G2. Dans ce
cas, le taux de contribution pourrait être soutenable à long terme. Mais c’est la pension des membres
de chaque génération qui se réduirait comme une peau de chagrin étant donné notre scénario de baisse
démographique. Et chacun serait en réalité appelé à avoir contribué plus (au profit de la génération
précédente) qu’il n’a reçu en retour (de la génération suivante). La difficulté à laquelle doit faire face
un modèle ascendant en cas de baisse de population n’est pas seulement qu’il mènerait à des
conclusions contre-intuitives pour les tenants d’approches différentes de celle de la réciprocité. Le
problème est plutôt interne à la théorie puisqu’il provient en réalité d’une incapacité à proposer dans
un tel cas une règle de transfert plausible qui ne viole pas d’une façon ou d’une autre la règle selon
laquelle on ne saurait être contraint à se retrouver contributeur net dans la chaîne générationnelle. Le
modèle ascendant semble donc inapte, en cas de déclin démographique, à proposer une règle qui ne
violerait pas, à un moment ou à un autre, l’idée de non-imposition d’une contribution nette.
Une stratégie possible visant à faire face aux difficultés rencontrées en cas de fluctuations
démographiques par les modèles descendant, et surtout ascendant, pourrait consister à intégrer la
variable démographique au coeur même de l’évaluation de la taille du transfert. Voyons d’abord ce
qu’il en serait pour le modèle descendant. L’idée consisterait à affirmer que « faire des enfants » est
une contribution du même ordre qu’ « inventer des nouvelles technologies » ou « mettre en place de
24
Voy. Musgrave (1981).
12

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Dette générationnelle et conception de la réciprocité
nouveaux types d’institutions politiques aux effets à long terme ». Les enfants ne seraient plus vus ici
comme des futurs destinataires de transferts (entre autres évidemment), mais comme faisant partie
intégrante du panier de biens lui-même, qui est transféré d’une génération à l’autre. Une telle approche
s’avère en réalité assez peu prometteuse. En effet, si un taux de reproduction supérieur au taux de
remplacement était considéré comme un transfert intergénérationnel positif accroissant d’autant le
panier de biens transférés, il autoriserait une réduction proportionnelle d’autres transferts (ex : en
termes de ressources naturelles). Ceci ne ferait qu’empirer le problème identifié ci-avant dans le cas
d’une population en croissance. Par contre, si ce taux de reproduction supérieur était perçu comme la
constitution d’une charge supplémentaire pesant sur la génération suivante et devant donc être
soustraite lors de l’évaluation de la taille du panier transféré, le problème identifié plus haut en serait
certes atténué. Mais ceci nierait complètement le fait que, ceteris paribus, élever plus d’enfants génère
pour une génération plus de coûts qu’en élever moins, et devrait en principe correspondre à l’idée d’un
transfert plus important plutôt que l’inverse. La stratégie est donc finalement très ad hoc et
aucunement nourrie par la logique même de la réciprocité.
Intégrer le taux de reproduction comme une variable du transfert lui-même plutôt que comme une
caractéristique des groupes générationnels en présence semble donc peu approprié dans le cas du
modèle descendant. Qu’en est-il du modèle ascendant ? Ce dernier intègre difficilement une telle
dimension en raison d’un problème de direction. En effet, se reproduire à un taux donné, que ce soit
pris comme un bénéfice ou comme un fardeau, sera constitutif au mieux d’un transfert descendant. Or,
le modèle ascendant ne s’intéresse qu’aux transferts ascendants, ce qui le rend peu apte à intégrer une
telle dimension.
La démo-sensibilité indirecte de la double réciprocité
La réciprocité double intègre-t-elle mieux le fait démographique que les deux modèles indirects et
unidirectionnels précités? Une raison de le penser est que ses défenseurs partent eux-mêmes d’une
préoccupation démographique. En effet, la défense qu’en font des auteurs tels que Bichot (1989) ou
Cosandey (2003) est nourrie par une préoccupation pour le biais anti-nataliste inscrit au coeur de nos
systèmes de pensions. Ils estiment qu’il est trompeur de considérer le versement de nos prestations de
retraites comme la réciprocation par les actifs du moment, de l’équivalent de ce que nous avons nous-
même payé à nos parents en termes de retraites (à l’image de ce que suppose le modèle ascendant). En
réalité, pour ces auteurs, il faut voir un tel transfert ascendant comme le pendant d’un transfert
descendant en réciprocité directe, à savoir la réciprocation des dépenses d’éducation dont nous avons
gratifié ceux qui sont les actifs d’aujourd’hui. Il devient alors logique, intragénérationnellement, de
considérer que ceux qui n’ont pas (ou ont moins) effectué de tels transferts descendants (en élevant des
enfants) n’auraient pas (ou auraient moins) droit à des transferts ascendants de la part de la génération
suivante. En d’autres termes, il est injuste que les non-parents ne compensent pas le fait que les
parents contribuent deux fois, une première (via une partie des revenus de leur travail non-parental) en
finançant les pensions de leurs parents, et une seconde (par leur « travail » parental) en élevant des
futurs actifs sans lesquels les pensions n’auraient aucun avenir, même dans le cas d’un système par
capitalisation.
Le modèle de la double réciprocité est donc démo-sensible puisque si nous avons moins d’enfants,
nous contribuons moins au futur des pensions, et nous avons donc moins droit à une prestation
ascendante en retour. Ajoutons d’ailleurs que ces auteurs estiment que les systèmes de pensions qui
n’ajustent pas les prestations et/ou les contributions au nombre d’enfants sont non seulement injustes
envers les parents, mais contribuent eux-mêmes, au problème démographique rencontré par les
systèmes de retraite. Cependant, ce qui importe plus encore pour nous, c’est que mutatis mutandis,
nous pourrions passer du niveau intragénérationnel (parents v. non-parents) à un plan
intergénérationnel (génération « lapin » v. « non-lapin »), en défendant l’idée selon laquelle une
génération qui se reproduirait à un taux plus faible qu’une autre aurait droit à des transferts ascendants
13

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plus faibles
25
. Le modèle de la double réciprocité est donc démo-sensible puisqu’il implique sur le
plan intergénérationnel que les générations « lapin » aient droit à des transferts ascendants plus
importants, tout simplement parce que leurs transferts descendants, c’est-à-dire leurs dépenses, sont
plus importantes.
Pour faire simple, si G2 double la population alors que ses propres parents (G1) s’étaient reproduits
strictement au niveau du taux de remplacement, G2 aurait droit à une pension double de celle de G1 (à
la fois en volume aggrégé et par tête), car elle a effectué le double de transferts au profit de ses enfants
(qui constituent G3). A l’inverse, si G2 décide de se reproduire à un taux conduisant à une division par
deux de la population de la génération suivante par rapport à la sienne, elle s’expose en toute logique à
une réduction des transferts ascendants (de G3 vers G2) équivalente à la réduction des transferts
descendants (de G2 à G1) qui pourraient s’en suivre. Il est clair qu’une personne ayant deux fois
moins d’enfants ne divise pas nécessairement par deux ses frais d’éducation par rapport à sa voisine.
Néanmoins, le modèle de la réciprocité double présente une certaine cohérence dans les scénarios de
fluctuations démographiques envisagés puisqu’il illustre la possibilité d’un modèle démo-sensible qui
ne violerait pas nécessairement la règle de non-imposition des transferts nets.
Ceci étant, le modèle de la réciprocité double présente à la fois une spécificité et une difficulté
importantes sous l’angle des fluctuations démographiques. Prenons la spécificité d’abord. Elle se
comprend mieux lorsque l’on compare la démo-sensibilité du modèle de la double réciprocité avec
celle d’un modèle égalitariste. La différence se joue à deux niveaux. A un premier niveau, il faut
souligner que ce qui rend une théorie égalitariste démo-sensible, même quand elle se préoccupe de
transferts n’opérant que dans une seule direction (descendants par exemple), c’est le fait qu’une telle
théorie n’est pas indifférente à la nature et aux nombre des bénéficiaires d’un transfert. Par contraste,
c’est la bi-directionnalité du modèle de double réciprocité qui le rend démo-sensible.
Ceci nous conduit au second niveau. L’approche égalitariste est directement démo-sensible, même si
elle aura tendance à traiter différemment les transferts descendants et les transferts ascendants dans un
contexte de fluctuations démographiques. En effet, réduire les transferts descendants par tête parce
qu’une génération choisit de se reproduire au-delà du taux de remplacement est problématique pour un
égalitariste. Par contre, réduire les transferts ascendants parce qu’une génération serait plus petite que
la précédente n’est pas nécessairement problématique si cet écart par rapport au taux de remplacement
peut être imputé à des choix de la génération supposée bénéficier de ces transferts ascendants. Tel
serait le cas en tout cas d’un égalitarisme des chances mobilisant la distinction « choix/circonstance ».
Par contre, la bi-directionnalité du modèle de double réciprocité ne le rend démo-sensible que de façon
indirecte et non nécessairement proportionnelle, parce que l’ajustement s’effectue sur la taille des
transferts, non sur le nombre d’enfants comme tel. Ce qui joue un rôle clef en effet dans le cas de la
double réciprocité, ce n’est pas tant le fait comme tel de « produire » des enfants au sens physique que
le fait d’investir dans leur éducation, ce qui signifie qu’on a à la fois investi (ce qui justifie un retour)
et que cet investissement a permis l’émergence des futurs actifs via cette éducation (ce qui rend
possible ce retour). Or, il est possible que le taux marginal d’investissement par enfant soit
décroissant. De même, il n’est pas toujours vrai qu’avoir moins d’enfants implique moins
d’investissement dans l’éducation de la génération suivante. Il se peut donc que l’ajustement des
transferts ascendants ne suive pas linéairement les fluctuations du taux de reproduction, car en effet
c’est sur la taille des transferts descendants (par tête des contributeurs, non des bénéficiaires) qu’elle
doit être ajustée. Ceci n’est pas illogique dans la logique de la réciprocité. Et ce n’est pas non plus
manifestement contre-intuitif, même si cela peut le devenir une fois prise au sérieux l’approche
égalitariste.
25
On serait alors plus proche du modèle Musgravien du « taux de contribution fixe » que de celui à
« prestations garanties ». Voy. Musgrave (1981)
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A. Gosseries
Dette générationnelle et conception de la réciprocité
Outre cette spécificité, il y a une difficulté cette fois, qui résulte quant à elle du caractère incomplet du
champ de la double réciprocité
26
. En effet, si avoir moins d’enfants peut (mais ne doit pas) signifier
que l’on investira moins en termes d’éducation, cela peut justifier des transferts ascendants en retour
plus faibles que pour une génération lapins. Pourtant, il ne faut pas négliger que la médaille a un
revers. Certes, si le fait d’avoir moins d’enfants s’accompagne d’une moindre investissement en
termes d’éducation (ce qui n’est pas toujours le cas), on comprendra alors la réduction consécutive des
transferts ascendants en retour. Ceci dit, un tel choix reproductif implique simultanément que du point
de vue de toute une série de biens rares tels que l’espace, les ressources naturelles, etc, chaque membre
de G3 suivante va en réalité hériter d’un panier par tête bien plus important que ce dont G2 hérita par
tête. Donc, faire moins d’enfants, c’est aussi transférer certains type de ressources en quantité bien
plus importante par tête. Une fois ceci pris en compte, la réduction du transfert ascendant apparaît
moins intuitive. On le voit, même s’il est indirectement démo-sensible, le modèle de la double
réciprocité n’est pas nécessairement exempt de difficultés en cas de fluctuations démographiques.
Conclusion
Comment évaluer nos trois modèles de réciprocité intergénérationnelle à l’aune des trois objections
envisagées? Nous avons montré d’abord que l’objection de Barry n’est pas totalement décisive. En
réalité, elle traduit plus une différence d’intuition fondamentale par rapport à d’autres approches de la
justice entre les générations, telle que l’égalitarisme à la Rawls. Et il est possible de re-traduire dans
les langages de la propriété et du rejet du free-riding les intuitions à l’œuvre dans les modèles de
réciprocité. Nous avons indiqué ensuite que l’objection de la direction révélait une robustesse
inattendue des modèles de réciprocité.
Par contre, c’est probablement lorsque l’on se penche sur les fluctuations démographiques qu’une des
difficultés les plus sérieuses de ces modèles apparaît. Soit, ils ne sont pas démo-sensibles, ce qui peut
amener à des résultats tantôt contre-intuitifs (dans le cas de la réciprocité descendante), tantôt
incohérents (dans celui de la réciprocité ascendante). Soit, comme dans le modèle bi-directionnel de la
double réciprocité, nous sommes en présence d’une approche indirectement démo-sensible mais qui
cette fois en raison de l’incomplétude de son champ d’application suscite elle aussi problème.
26
L’incomplétude à laquelle il est fait ici référence a trait à la capacité d’un modèle à couvrir à lui seul
tout le domaine matériel des transferts intergénérationnels. La difficulté centrale posée par la notion
d’incomplétude est de savoir si l’un des trois modèles peut être considéré comme plus complet que les
deux autres. Le défi posé aux modèles ascendants ou double, c’est d’intégrer les transferts
descendants de ressources naturelles ainsi que ceux qui résultent de la mobilisation du capital humain
de l’ensemble des générations passées. Le modèle ascendant est clairement incapable de le faire
puisque de tels transferts descendants n’y sont même pas pris en compte. Quant au modèle de
réciprocité double, il ne pourrait le faire que s’il était possible de réciproquer de façon ascendante
l’équivalent de ce qui a été transféré de manière descendante. Et comme ce qui est transféré de
manière descendante couvre non seulement un héritage naturel mais aussi le fruit d’une partie de
l’investissement de l’ensemble des générations passées, il semble absurde d’exiger une réciprocation
ascendante par chacune des générations de l’équivalent du produit des efforts de l’ensemble des
générations passées et de la nature. Ce serait exorbitant. Ceci est en partie dû au fait que le modèle
double n’est pas ouvert sur le futur d’une façon qui autoriserait les transferts nets sans violation de
l’exigence de réciprocité, comme nous l’avons vu plus haut. De plus, une accumulation compatible
avec l’interdiction des transferts nets semble compromise. Il n’en reste pas moins que le modèle
descendant n’est pas à coup sûr plus complet que les deux autres, ignorant les transferts ascendants.
Mais peut-être l’idée de complétude renverrait-elle plutôt à l’idée de transferts nets. Un modèle serait
alors incomplet s’il laisse subsister plus de transferts nets. Or si les types de transferts descendants ont
tendance à être systématiquement d’une magnitude supérieure aux transferts ascendants, alors, il est
probable que le modèle descendant soit plus adéquat de ce point de vue, et en un sens, moins
incomplet. Voy. aussi supra, p. <x.., texte attaché à la note infrapaginale 21>
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Février 2006
DOCH 154
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A ces difficultés liées au comportement de ces théories dans un contexte de fluctuations
démographiques, nous pourrions ajouter le fait que la possibilité de transférer plus à la génération
suivante ne conduit pas nécessairement à une violation de la règle (centrale à la notion étroite de
réciprocité mobilisée ici) selon laquelle l’on ne peut imposer à autrui d’être un bénéficiaire net. Cette
compatibilité est rendue possible par le caractère ouvert sur le futur d’un des modèles de réciprocité –
le modèle ascendant. Ceci peut aussi conduire à des résultats contre-intuitifs pour un égalitariste par
exemple qui considérerait comme potentiellement injuste le fait de transférer plus (par tête) à la
génération future que ce que nous avons reçu de la précédente
27
. Mais ceci est une autre histoire…
Références
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(thèse de doctorat)
Barry, B. 1989. « Justice as Reciprocity », in Liberty and Justice, Oxford: Oxford University Press,
pp. 211-241
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- , 1982. “Fonder un autre système de sécurité sociale sur un nouveau principe de justice
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retraites, Aubier-Flammarion, Paris, 320 p.
- 2006. « Egalitarisme cosmopolite et effet de serre », Les séminaires de l’IDDRI (Paris)
Hobbes, Th., 1651 (1968), Leviathan, London: Penguin, 729 p.
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- 2000. “Introduction”, in Gérard-valet, L.-A., Kolm, S. & J. Mercier Ythier, The Economics of
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- 2006. « Reciprocity : its scope, rationales and consequences », in Kolm S. & J. Mercier
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Democratic Society. Vol. II : Fiscal Doctrine, Growth and Institutions, New York, NYU Press
Rawls, J., 2001. Justice as Fairness : A Restatement (E. Kelly, ed.), Cambridge (Mass.) : Harvard
University Press, 214 p.
Wade-Benzoni K. A., 2002. « A Golden Rule Over Time : Reciprocity in Intergenerational Allocation
Decisions », Academy of Management Journal , vol. 45(5): 1011-1028
27
Voy. Gosseries (2004 : chap. 4). Il ne nous a pas été possible de développer ici une présentation
détaillée de la théorie égalitariste intergénérationnelle. Le lecteur intéressé pourra se reporter à ce
chapitre 4 pour une analyse approfondie.
    Created: 01 May 2006 – Last modified: 04 May 2013