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Un article de moi paru en octobre 2011 dans la revue française de philosophie Le Philosophoire. Dans cet article, je discute la notion d'essor et de déclin, et l'évolution actuelle de l'Occident, en recourant à ma théorie exposée dans Le Secret de l'Occident (1997, 2007) (cf p. 48).
(Le Philosophoire, Laboratoire de philosophie, édition papier, numéro 36 "Progrès et Déclin", automne 2011, 06 oct 2011, p. 39-51).

Copie de la version papier octobre 2011. Version pdf (7,1 Mb). Page couverture (1,3 Mb).
Théorie du miracle européen

Cosandey




       
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Et aujourd’hui, sommes-nous en progrès
ou en déclin ?


David Cosandey



RÉSUMÉ
L'auteur analyse minutieusement ce qu'on entend ou peut entendre derrière cette expression «sommes-nous en déclin ou en progrès?» en argumentant que, dans cette thématique, les définitions importent presque plus que la réponse elle-même. Il recense avec humour les pièges habituellement rencontrés par les penseurs. Il esquisse les voies possibles pour arriver à un jugement qui soit le moins possible embué par les émotions personnelles et les illusions d'optique. Fort de toutes ces précautions, l'auteur évalue finalement la situation actuelle de l'Occident, sur le plan des sciences et des techniques, dans l'absolu et comparé à l'Extrême-Orient.


ABSTRACT
The author investigates in depth what should be or could be understood under the expression «Are we rising or falling?», arguing that, in such a topics, definitions and assumptions matter almost as much as the answer given/brought to the question. The mental trap usually met by thinkers are surveyed with humor. Possible approaches for judging freely from personal emotions and optical illusions are explored. Finally, the author cautiously goes on tackling the main issue. The focus is set on the West as a whole, and on the field of science and technology. The question of the rise of the West, presently and in the near future, is discussed both in absolute terms and in comparison with the Far East.





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     «Sommes-nous en progrès ou en déclin?» Cette question fondamentale – à laquelle on voudrait bien répondre par un oui ou non bref et assuré ! – est évidemment trop complexe pour pouvoir être tranchée de façon expéditive. En fait, dans une telle interrogation, le chemin de la réflexion revêt plus d’importance encore que la réponse apportée. L’interrogation « Sommes-nous en déclin ? » implique une multitude de thèmes latéraux fondamentaux qui méritent autant d’attention, si ne c’est plus, que la recherche de la réponse proprement dite.



     I- Prolégomènes à une réflexion sur le progrès et le déclin

                  Qui ça, nous?

     Tout d’abord, il faut spécifier qui on englobe dans ce « nous » ? Le monde ? l’Occident, l’Europe ? la France, la Haute-Savoie, mon village de Triffouilly-les-Oies, moi personnellement ? Le problème changera du tout au tout suivant ce choix. Une région peut très bien être en déclin au sein d’une nation progressant rapidement ; un Etat peut très bien se trouver sur une voie ascendante au sein d’une civilisation déclinante.

     Pour les desseins de cet article, nous nous placerons dans une perspective pan-occidentale. Non que la situation du monde entier, d’un pays particulier ou d’une région donnée ne soit pas digne d’intérêt, mais par nécessité de se focaliser : nous essaierons de bâtir une appréciation de la situation de l’Occident entier.

     Même si l’on ne répond pas « moi personnellement » à la question du « nous », on n’élimine pas pour autant tout risque d’égocentrisme, tant est grande la tendance humaine à confondre son propre destin avec celui du reste du monde... Faites l’expérience de demander à quelqu’un, en voyage par exemple, si le pays se porte bien ; vous n’obtiendrez en règle générale qu’une extrapolation de la situation propre de votre interlocuteur…. Comme le relate avec humour François Arouet « Voltaire » (1694-1778) dans son conte Candide: «Cependant, quand [Candide] songeait à ce qui lui restait dans ses poches, et quand il parlait de Cunégonde, surtout à la fin du repas, il penchait alors pour le système de Pangloss [le point de vue optimiste sur le monde].» (Candide ou l’optimisme, chap. XX) Le fait est que l’on n’entend pour ainsi dire jamais une personne dont les affaires marchent mal estimer que le pays se porte bien, et inversement.

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     Afin de ne pas tomber dans le piège du jugement faussé par un état d’âme personnel, il conviendra, pour juger du déclin ou de l’essor de son époque, de développer des outils aussi « objectifs » que possible, c’est-à-dire des outils donnant le même résultat quelle que soit la personne qui les utilise. Le meilleur moyen sera de recourir à des notions quantifiables.

             La question de l’échelle de temps

     Il convient également de savoir dans quelle échelle de temps on se place. Suivant l’échelle choisie, la situation peut se présenter sous un jour très différent. Une région, une nation, une civilisation peuvent très bien subir un déclin pendant 10 ans au milieu d’un intervalle d’essor s’étendant sur 100 ans – tout en déclinant à l’échelle du millénaire... Ainsi, une époque de déclin étasunien marqué, dans le domaine économique, de 1929 à 1932, n’empêche pas la période plus longue allant de 1900 à 1950 de se caractériser par un essor économique fantastique. On répondra donc rose ou noir suivant la taille de l’intervalle choisi. De la même façon, la guerre de Trente Ans (1618-1648) marque sans conteste une phase de terrible déclin dans le domaine technique et scientifique pour l’Allemagne, dévastée par les troupes étrangères, quand bien même on ne peut parler que d’avancées dans tous les domaines durant une plus longue période allant de 1550 à 1750. A l’inverse, la timide renaissance des mathématiques grecques, dans l’empire romain d’Orient au IVe siècle, restera une brève phase ascendante pendant 1’600 ans de déclin scientifique grec antique puis byzantin.

     Dans cet article, nous négligerons les effets à plus court terme que la décennie ; nous essaierons de discerner les évolutions se dessinant sur 50 ou 100 ans.

     Corollaire de ces considérations sur les échelles de temps : le déclin n’est pas la mort. L’essor n’est pas le succès définitif. Il suffit parfois de changer d’échelle de temps pour discerner du progrès là où on ne voyait à court terme que dégradation. Ainsi, les civilisations amérindiennes ont-elles sombré catastrophiquement à l’échelle d’une vie humaine – càd en prenant la décennie comme unité de base – avec l’irruption des Européens sur leurs continents au XVIe siècle. A l’échelle du millénaire, cependant, le tableau pourrait être tout autre. Après 450 ans de misère et de déculturation forcée, depuis 1970 environ, les médecins mayas ressortent des bois, les cérémonies au dieu soleil retrouvent droit de cité à Cuzco, des réformes agraires rendent leurs terres aux paysans quechuas et aymaras.

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Depuis environ 1970, les indigènes reprennent le contrôle de leurs pays respectifs, lentement mais sûrement, de leurs pays métamorphosés par la technologie européenne. Des présidents indigènes règnent désormais sur l’Équateur, la Bolivie, le Pérou et modifient imperceptiblement les systèmes politiques en place pour redonner aux ethnies autochtones le contrôle de leur destinée. Ainsi, même un déclin de quatre siècles n’est pas irréversible. Certaines résurgences se sont même faites après des délais plus longs encore : la résurrection de la langue hébraïque sur son territoire d’origine après plus de mille ans de disparition, ou la renaissance de la religion grecque antique, que quelques disciples pratiquent à nouveau au XXIe siècle, dans ses antiques temples aux colonnes de pierre, en Grèce, après 1'600 ans d’effacement, commencement peut-être d’un renouveau plus vaste.

             Déclin absolu ou relatif ?

     On peut aller de l’avant tout en allant moins vite que d’autres. Le déclin et l’essor peuvent être absolus ou relatifs. La France fut clairement en phase de progrès, en termes absolus, économiquement et scientifiquement, de 1820 à 1920. Elle fut non moins certainement en déclin relatif face aux puissances montantes qu’étaient alors la Grande Bretagne, l’Allemagne, la Russie et les Etats-Unis. La prédominance (et les victoires militaires) passant à ces nations plus dynamiques démographiquement.

             Le problème du présentisme

     C’est lorsqu’il s’agit de juger sa propre époque que les obstacles les plus insurmontables surviennent. Il serait beaucoup plus facile de se demander « Avons-nous été en déclin au début du XVIe siècle ? » que « Sommes-nous en déclin au début du XXIe siècle ». Divers effets de perspective, que nous baptiserons « présentisme », faute de mieux, rendent une telle entreprise très difficile.

             L’action filtrante du temps

     Une première difficulté est constituée par la nuit apparente du temps présent. On a toujours l’impression, à toutes les époques, que sa propre époque est moins brillante, pour la raison fondamentale que le filtre du temps n’a pas encore fait son œuvre. Le tri qu’effectueront des générations successives de lecteurs, auditeurs, spectateurs et critiques n’a pas encore eu lieu. Il n’a pas encore éliminé la plus grande partie de la production artistique, politique et scientifique. On est confronté en vrac à tout ce que

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disent, font et publient ses contemporains, dont presque tout est toujours mauvais, à toutes les époques. Alors qu’en se penchant sur une époque ancienne, on n’y trouve plus que le meilleur et le génial. Tout le reste ayant été balayé par l’oubli, la non-reproduction, le bâillement et les changements de modes.

     Ainsi a-t-on l’impression, vu depuis le XXIe siècle, que le XVIIIe siècle était une époque musicalement brillante, puisqu’il nous a légué entre autres Jean-Sébastien Bach (1685-1750) et Antonio Vivaldi (1678-1741). En fait, le XVIIIe siècle n’a que poliment remarqué Bach et Vivaldi, accordant plus d’honneurs à d’autres compositeurs moins inspirés. Ce n’est que l’action filtrante du temps, le jugement de générations d’auditeurs ultérieurs, à travers les décennies et les siècles, qui a fait ressortir l’œuvre de ces deux génies de la musique, au XIXe siècle et plus tard, tout en faisant glisser lentement vers les oubliettes les compositeurs moins talentueux.

     Observant sa propre époque, on est exposé surtout aux artistes moyens et mauvais, les plus nombreux par définition – et seulement de façon minimale aux rares génies que les siècles ultérieurs retiendront. Des époques lointaines, il ne reste plus que les grands arbres sublimes, que nous pouvons contempler tout à notre aise, sous-bois et arbustes ayant été nettoyés. De la forêt de notre propre époque, le regard bloqué par le fouillis des épais buissons qui nous entourent, nous n’apercevons que les arbustes et arbres les plus proches, ce qui nous la fait paraître beaucoup plus pauvres en arbres géants.

     François Arouet (1694-1778), le grand penseur du XVIIIe siècle, se lamentait volontiers du déclin frappant son époque à lui. Aucun de ses contemporains ne parvenait à égaler les œuvres grandioses du « Grand Siècle » comme il avait baptisé le XVIIe siècle. L’auteur du Siècle de Louis XIV (1751) déplorait les ténèbres de son époque, entouré de… David Hume, Charles de Secondat, baron de Montesquieu, Emmanuel Kant, Jean-Jacques Rousseau, Denis Diderot, ces esprits lumineux qui vaudraient au XVIIIe siècle l’appellation de Siècle des Lumières ! Ironie de l’histoire, Voltaire serait lui-même considéré par la postérité comme l’une de ces lumières.

             La migration des formes d’expression

     Un autre phénomène brouillant les pistes et empêchant les contemporains de juger leur époque à sa juste valeur est ce qu’on pourrait appeler la migration des formes d’expression : la constante évolution des voies de la créativité dans les sciences et surtout dans les arts, au gré de l’imagination, des modes et des possibilités.

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     Dans son opuscule Les Cathédrales de France  (1914), le grand sculpteur Auguste Rodin (1840-1917) se plaignait de la disparition de l’art gothique dans son pays, et du déclin dans lequel la France s’enfonçait irrémédiablement… « Notre siècle est le cimetière des beaux siècles qui ont fait la France… » geignait notre homme, à l’ombre des nouvelles cathédrales qui poussaient tout autour de lui, en France, mais dont il ne percevait pas l’existence, puisqu’elles exprimaient le génie français, encore bien vivant, dans un registre entièrement nouveau. En particulier, la Gare du Nord (1865), le viaduc de Garabit (1884), la Tour Eiffel (1889), la Gare de Lyon (1900) [à Paris], sans oublier la transformation de Paris entier en une ville splendide de 1853 à 1870, sous l’égide de Georges Haussmann (1809-1891). Une révolution de l’élégance qui se propagerait sans tarder aux autres grandes villes du pays, Lyon, Bordeaux, Marseille, Lille, notamment, et même Alger.

     Au milieu de toute cette splendeur, notre homme concluait incontinent : « Notre siècle est le cimetière des beaux siècles qui ont fait la France… Pour produire ces chefs d’œuvre, il fallait avoir l’âme douce. [au Moyen Age] la France l’avait… » conclut notre artiste, à l’apogée de ce qu’on appellerait la Belle Epoque…

     Mais voilà, s’il est facile de juger avec cent ans de recul, comment s’y prendre pour sa propre époque ? Pour évaluer le domaine des arts du début du XXIe siècle, comment distinguer vrai déclin et simple migration des formes d’expression ? La composition pour violons, pianos et flûtes traversières (« la musique classique ») souffre certainement d’un affaissement depuis 1920 et d’une quasi-extinction depuis 1950, mais comment ne pas deviner qu’il y a eu un simple déplacement vers la composition pour synthétiseurs, guitares électriques et batteries ? Laquelle connaît indéniablement une incroyable floraison depuis 1950. Les moyens d’enregistrement (disques vinyle, cassettes magnétiques, disques laser, fichiers informatiques) ayant même ouvert une carrière toute nouvelle à la voix et au chanter. Et si une partie de cette composition gêne par sa grossièreté (les buissons de la forêt contemporaine encore vierge), une petite partie sera – peut-être ? certainement ? – retenue par les siècles ultérieurs comme les chefs d’œuvre d’une époque musicalement fort féconde.

     Quant à la peinture sur toile, moribonde depuis 1950 aussi, ne pourrait-on penser que le génie créatif de notre époque l’a simplement quittée pour explorer les possibilités offertes par les nouveaux supports : la photo, les images de synthèse produites par ordinateur et les sites internet,

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qui offrent un univers de possibilités nouvelles ? Le cinéma succédant d’une certaine façon au théâtre, en apportant un champ de potentialités nouvelles immenses ? Les affiches publicitaires, les spots publicitaires et les clips vidéo (une fois filtré la plus grande partie) ne seront-ils pas reconnus dans quelques siècles comme de nouveaux domaines artistiques à part entière ?

     Le XXIIIe siècle rira-t-il de nos lamentations sur la peinture et le théâtre moribonds au milieu de l’épanouissement de tant de génie créatif ? Bien malin qui pourrait le dire. Si l’on voulait échapper à toute erreur de jugement par suite de la migration des formes et par l’absence de l’action filtrante du temps, il faudrait relever un vrai travail d’Hercule et de Zeus réunis : analyser toutes les œuvres d’art de son époque, et même les formes non encore considérées comme de l’art, et s’efforcer de se détacher des effets de mode et de ses propres goûts individuels, afin de distinguer le génie au milieu de la médiocrité, la musique au milieu du bruit. En somme, réaliser soi-même l’œuvre des siècles ultérieurs – explorer et défricher toute la gigantesque forêt vierge de son époque, à la recherche des plus grands et plus beaux arbres.

             Les vexations subies dans la vie ne peuvent venir
             que de sa propre époque


     La propre époque a également plus de chances d’être méprisée à cause de la tendance humaine très naturelle déjà évoquée de confondre ses petits malheurs avec les grands. Comme les difficultés subies ne peuvent venir que de sa propre époque, la tentation est grande de la rejeter et de l’estimer en-dessous de leurs propres standards. Le cinéaste Allen Konigsberg « Woody Allen » (1935-) nous offre une illustration divertissante de ce problème du présentisme, à vrai dire très répandu, avec son film « Minuit à Paris » (2011). Le héros, vivant à l’époque actuelle, mais très nostalgique des années 1920 à 1950, réussit à se transporter dans ce temps passé par un miracle inattendu. Il n’y rencontre que des gens nostalgiques de la Belle Epoque. Réussissant par un nouveau miracle à atteindre cette ère encore plus ancienne, il n’y rencontre à sa stupéfaction que des personnages ruminant leur regret de la Renaissance…

     Le problème se complique encore du fait que la vie peut paradoxalement paraître plus agréable pour l’individu dans une période de ramollissement général. La fin des grandes initiatives apporte la fin des grandes tensions et des grands efforts. La majorité des citoyens soviétiques ont connu une existence plus agréable pendant le déclin de leur empire en 1970-90 que pendant la montée en puissance à marche forcée en 1920-40. Moins de

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famines, moins de déportations, moins de terreur. Beaucoup de citoyens romains ont eu une vie plus douce pendant le lent affaiblissement de leur empire que pendant la période des guerres triomphantes tous azimuts.

             Fermer les yeux n’est pas mieux

     Il n’en reste pas moins que l’histoire connaît des périodes de déclin véritable et qu’il est tout à fait possible de vivre précisément pendant l’une d’elles... Bien des contemporains sont restés insensibles aux vrais phénomènes de déclin se dessinant sous leurs yeux. Bien peu de Grecs semblent avoir remarqué la glissade de leur civilisation vers l’impuissance, l’obscurantisme et la pauvreté dès le IIe siècle avant notre ère, son affaissement inexorable devant les puissances montantes romaine et parthe, plus tard arabe et turque.

     En fait, l’angoisse du déclin peut constituer un signe tout à fait positif : une preuve qu’on veut échapper à un tel scénario. Le succès rencontré par des ouvrages tels que The Second Coming (1920) par le prix Nobel britannique William Yeats (1865-1939) et Le Déclin de l’Occident (1918, 1922) par le philosophe allemand Oswald Spengler (1880-1936), témoignait de sociétés combatives, se refusant à la pente descendante. Rien ne prépare mieux les chrétiens croyants à faire face à l’adversité que leur croyance chronique en une fin du monde imminente. Cette hantise aide le Chrétien à détecter le moindre signe de dégradation.

     Toute la difficulté consiste à juger sa propre époque avec objectivité. Vouloir voir du déclin partout, comme de ne pas en voir du tout, peuvent dans les deux cas représenter un déni de réalité.

             Le domaine de référence

     Et enfin, progrès ou déclin dans quel domaine ? Voilà encore un problème essentiel, qui implique un choix de valeurs, une hiérarchie entre ce qui compte et ce qui compte moins.

     La réponse changera sensiblement en fonction du choix du domaine de référence, une civilisation, un pays, une région pouvant être en déclin dans un domaine et en essor dans un autre. Dans le domaine des droits de l’homme et de la civilité, la Russie a connu une chute brutale après 1917, avec l’instauration du régime totalitaire. Sur le plan de la puissance nationale, au contraire, la Russie a accéléré son ascension, jusqu’à 1970 environ. Elle est devenue en quelques décennies la deuxième puissance mondiale, grâce à sa forte natalité et à la militarisation extrême de sa société. Ainsi on peut tout à la fois parler de déclin ou de progrès suivant

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que l’on se place dans le domaine de la puissance d’Etat ou de la morale. La France du XVIIIe siècle traverse un déclin prononcé de son église catholique, tout en poursuivant sur sa lancée de progrès scientifique. Suivant que l’on opte pour le catholicisme ou la science comme domaine de référence, on parlera pour cette période de déclin ou d’essor.

     A vrai dire, la nature ayant horreur du vide, on est toujours en essor dans un domaine antinomique au domaine dans lequel on est en déclin. Le déclin du christianisme de l’église officielle, du XVIIIe au XXIe siècle en France et du XXe au XXIe siècle en Italie, s’est accompagné d’un essor de la liberté de pensée et de la liberté individuelle, ainsi que du développement de fois nouvelles (sectes, églises chrétiennes indépendantes, occultisme, croyances orientales, etc.). On peut donc, face au même phénomène, suivant l’angle sous lequel on se place, aussi bien s’offusquer d’un déclin que se réjouir d’une avancée.



     2. Le déclin relatif de l’Occident aux plans économique, technologique et scientifique

     Nous choisirons comme domaine de référence la science et la technique. Ce choix nous protègera en partie de l’écueil de la migration des formes d’expression, puisque celle-ci s’y fait moins sentir que dans les arts. Nous poserons donc au final la question « L’Occident se trouve-t-il depuis les décennies récentes et pour l’avenir proche dans une phase de progrès scientifique et technique ? ».

     Nous savons aujourd’hui (1) qu’il y a deux conditions nécessaires et suffisantes au progrès scientifique : il faut un ensemble d’Etats rivaux se faisant face, une « division stable », et une économie dynamique (une double conjonction que j’ai baptisée une « méreuporie » favorable). Dans la mesure où les sources historiques permettent de le vérifier, toutes les phases d’avancées ou de recul des sciences, dans toutes les civilisations et à toutes les époques, satisfont à cette règle.

     L’essor économique est nécessaire pour fournir les liquidités nécessaires à l’entretien d’une caste non immédiatement productive, les scientifiques et techniciens, comme à la puissance de la classe marchande, amie de la précision, du calcul, de la mesure, qui tend à soutenir directement les savants. La division stable apporte quant à elle la liberté – un savant


(1) David Cosandey, Le Secret de l'Occident – Vers une théorie générale du progrès scientifique, Paris, Arléa, 1997 ; Paris Flammarion, 2007, 2008.

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persécuté pouvant fuir vers un autre royaume – et surtout des rivalités entre Etats. Les luttes de prestige et les conflits militaires conduisent les autorités à soutenir les savants.

          Des causalités économiques et politiques étant à l’origine du progrès scientifique, la question initiale se réduit à une analyse de la configuration politico-économique actuelle de la civilisation occidentale.

     L’avantage des deux dimensions clés mentionnées – division stable et croissance économique – est qu’elles sont quantifiables, et que nous disposons des mesures nécessaires. Depuis le XXe siècle, les autorités dressent des statistiques nourries sur la situation de l’économie : produit intérieur brut, importations, exportations, balances des paiements, etc. Bien sûr, ces chiffres doivent être pris avec des pincettes, les conventions variant d’un pays à l’autre, et changeant de temps à autre. L’appréciation personnelle y joue néanmoins un rôle plus faible que dans le domaine artistique.

     Les frontières ont été stables depuis 1970 (et avant) en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest. Elles ont été instables en Europe de l’Est, avec le choc de l’effondrement de l’empire russe en 1990. On peut donc parler de division très stable pour les trois quarts de l’Occident, avec une stabilisation en cours pour le dernier quart. Le premier paramètre, politique, a donc une valeur positive. Un bémol toutefois : la paix nucléaire a réduit les budgets militaires (les armes atomiques empêchant, à partir de 1970, toute guerre majeure entre grandes puissances), et donc le soutien des gouvernements aux savants.

     Economiquement, on observe un ralentissement marqué depuis 1970. La croissance se maintient typiquement autour des 1 et 2% par an, contre 4 à 5% pour les décennies précédentes. La cause de ce ralentissement est double : il y a eu tout d’abord un affaissement démographique, la fécondité passant un peu partout dans les pays occidentaux, autour des années 1970, de 2, 3 voire 4 en 1950-70 à des valeurs situées entre 1 et 2, soit en-dessous du minimum de survie de la population à long terme. Que s’est-il passé ? Les gouvernements occidentaux ont mis en place involontairement des machines à étouffer la natalité : les systèmes de retraites aveugles au nombre d’enfants (2) – qui donnent le bénéfice financier [les pensions] de la génération [actuelle] à toute la génération précédente pendant sa vieillesse, qu’elle ait contribué ou non à la génération qui [lui succède].


(2) David Cosandey : La Faillite coupable des retraites, Paris, L’Harmattan, 2003.

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En faisant payer aux parents les retraites des non-parents, ces systèmes aveugles encouragent fortement les citoyens à réduire leur progéniture. Les derniers pays à conserver une natalité suffisante étant sans surprise ceux qui ont les retraites aveugles les plus maigres (Irlande, Israël, Etats-Unis) et ceux qui ont la plus basse étant évidemment ceux avec les retraites aveugles les plus confortables (Italie, Espagne). S’ajoutant à la dénatalité, un afflux de populations venant d’autres continents a encore affaibli les nations occidentales en leur causant tensions internes, hétérogénéité et appauvrissement.

     L’autre facteur néfaste ayant provoqué le ralentissement économique des nations occidentales a été l’abandon par les gouvernements de leurs économies, par suite de la paix nucléaire. Puisqu’il n’y avait plus de grande guerre à craindre, il n’était plus aussi crucial qu’avant de conserver une palette productive complète à l’intérieur des frontières. Dès lors, les dirigeants ont beaucoup amenuisé les restrictions et taxes à l’importation, encourageant les firmes à déménager leurs usines vers d’autres continents, dans des pays à salaires plus bas. Ceci a sapé des pans entiers des industries nationales, notamment métallurgique et textile, avec pour conséquences un lourd chômage permanent et une baisse des salaires.

     Les citoyens ont compensé temporairement par la généralisation du travail des femmes et par un endettement croissant, donnant l’illusion d’un niveau de vie intact. L’anémie démographique a été en partie masquée par l’allongement de la durée de la vie. L’impact de ces deux masques ne pouvant guère s’étendre à l’infini, il est à prévoir que le ralentissement économique ne s’accentue.

     Le ralentissement économique et l’affaiblissement des rivalités militaires ont freiné, sans les interrompre toutefois, les progrès des sciences et des techniques. Amérique du Nord et Europe de l’Ouest envoient encore des sondes spatiales découvrir de nouveaux aspects du système solaire, ils construisent des détecteurs à ondes gravitationnelles, des télescopes de plus en plus gigantesques, leur biotechnologie avance vigoureusement. Téléphonie, ordinateurs, automobiles continuent sur leur voie d’amélioration rapide. Aussi longtemps qu’il y aura croissance positive et rivalités de prestige, même faibles, les sciences et les techniques vont continuer à avancer dans les pays occidentaux, bien que lentement. Si au contraire, la croissance s’inverse, un recul scientifique sera à attendre.

     Cependant, l’Occident connaît sans aucun doute un déclin relatif par rapport à l’Extrême-Orient. Les taux de croissance économique obervés en Inde et en Chine et chez les Tigres asiatiques (Corée du Sud, Taïwan,

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Singapour, Hong Kong) sont bien supérieurs. Ils atteignent typiquement entre 5 et 10%. Seul le Japon végète, souffrant des mêmes maux que les pays occidentaux (dénatalité et délocalisations). Qui plus est, l’envolée économique orientale se fait en partie au détriment des pays occidentaux, comme le prouvent les balances commerciales gravement déficitaires dont l’Occident souffre vis-à-vis de l’Extrême-Orient. Le commerce international est devenu une gigantesque pompe aspirant la richesse de l’Europe et Amérique du Nord vers l’Asie.

     La configuration politique de l’Asie est très bonne aussi. La plupart des frontières sont restées fixes depuis 1970, ce qui permet de parler de division stable. Les tensions militaires et les rivalités de prestige restent fortes, elles s’intensifient même (Inde-Pakistan, Inde-Chine, Taïwan-Chine, Japon-Chine). Les deux nations milliardaires, l’Inde et la Chine, qui se profilent de plus en plus comme les superpuissances du XXIe siècle, renforcent leurs flottes de guerre et leurs aviations ; elles construisent des bases navales dans les pays voisins ; elles étendent leurs zones d’influences en Afrique.

     Les conséquences scientifiques et techniques ne se font pas attendre. Centres de recherches en biotechnologies et en matériaux, télescopes et synchrotrons se construisent à un rythme effréné. Les nations asiatiques en plein essor maîtrisent déjà des technologies inconnues en Occident, comme les écrans avancés de téléphones portables. Les Japonais mènent déjà la recherche sur les cellules souches. Les universités se créent et s’agrandissent partout de Hyderabad à Singapour, de Hong Kong à Tsukuba. En 2010, la Chine figure d’ores et déjà en 2e position mondiale pour le nombre et la qualité de ses articles de recherche, derrière les Etats-Unis – son produit intérieur brut a aussi accédé au 2e rang mondial, par une simultanéité frappante, qui n’a rien d’une coïncidence. L’Inde et la Chine rivales établissent chacune des bases de recherche en Antarctique et lancent des programmes de voyages habités dans l’espace.

     Toujours en avance, sur l’ensemble, scientifiquement parlant, l’Occident voit l’écart avec l’Extrême-Orient se réduire rapidement. Si cette tendance (la croissance économique très supérieure de l’Asie orientale, la pompe aspirante des flux commerciaux à sens unique) se poursuit – et elle ne montre aucun signe de fléchissement – l’Occident sera bientôt égalé, puis largement dépassé dans tous les domaines des sciences.

     La seule ombre au tableau pour l’Asie est démographique : les pays les plus avancés (Japon, Corée du Sud, Taïwan, Singapour) ont mis en

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place les uns après les autres des systèmes de retraites aveugles, et leur natalité a conséquemment chuté vertigineusement. Elle ne suffit plus au renouvellement des générations. Cependant, les deux grands blocs dominants, l’Inde et la Chine, n’ayant pas franchi ce pas, paradoxalement – en dépit des inlassables efforts de leurs gouvernements pour freiner les naissances – leurs taux de fécondité restent donc suffisants et leur essor économique et scientifique devrait rester irrépressible (3).

     Pour conclure, l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord sont actuellement en déclin relatif accéléré face aux nations d’Extrême-Orient, tout en continuant à progresser en termes absolus sur le plan techno-scientifique. Mais un déclin relatif (ou absolu) ne saurait ni être inéluctable, ni durer éternellement. On le voit bien pour l’Inde et la Chine qui, il ne faut pas l’oublier, ressurgissent d'une période de plusieurs siècles de ténèbres.

     Les pays occidentaux peuvent à tout instant s’élancer à nouveau vers le plus et le mieux. Ils peuvent retrouver une santé économique resplendissante – en rectifiant leurs systèmes de retraites, ce qui redonnerait jeunesse et vaillance à leur population, et en reprotégeant leurs économies, ce qui leur permettrait de se réindustrialiser. Entre les blocs russe, ouest-européen et nord-américain revigorés, une compétition plus vive, au moins au niveau du prestige, pourrait à nouveau se développer.

     Rien n’étant joué d’avance, un rebond peut se produire, dans 20 ans ou dans 220 ans. L’Occident échapperait alors au déclin relatif, et peut-être absolu. Le ralentissement des années 1970-2030 ou 1970-2230 n’aura alors été qu’une parenthèse...









(3) A moins peut-être que l’élimination des fœtus féminins, rendue possible par les échographies, ne continue à se généraliser dans les familles chinoises et indiennes.

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Créé: 05 oct 2014 – Derniers changements: 08 oct 2014