Inventifs, les Européens?

PAR ANTON VOS


Sûrement. Et ils ne devraient leurs avancées scientifiques à aucune aptitude particulière, mais à la géographie de leur continent. Un jeune chercheur, David Cosandey, dresse un audacieux inventaire des causes de ce succès.


   "Le miracle européen". Quel autre nom donner à ce formidable creuset scientifique et technologique qu'a été le Vieux Continent durant ces derniers siècles? De la révolution industrielle à l'avènement de la science moderne en passant par une kyrielle de découvertes qui ont façonné l'image du monde entier, les succès de la civilisation de l'Europe occidentale ne cessent de soulever des interrogations. Quelles ont été les causes, les ferments nécessaires à un tel essor? Pourquoi cela s'est-il produit en Europe et pas ailleurs? Dans un ouvrage bien documenté, Le Secret de l'Occident, David Cosandey, docteur en physique théorique, s'essaie à une explication globale du phénomène.

   –Qu'y a-t-il de vraiment nouveau dans votre livre?
   David Cosandey: –La plupart des éléments qui constituent ma théorie peuvent être trouvés dans des recherches historiographiques déjà existantes. L'originalité de mon livre est d'avoir rassemblé tous ces éléments. À ma connaissance, c'est le premier ouvrage qui expose une construction théorique complète rendant compte, du début jusqu'à la fin, de l'évolution des sciences.

   –Votre théorie prétend expliquer pourquoi le plus important développement scientifique et technologique de l'histoire a eu lieu en Europe...
   –L'Europe occidentale, contrairement au reste du monde, a réuni sur une durée exceptionnellement longue – près de mille ans – deux conditions nécessaires à un fort développement scientifique et technologique. Il s'agit d'une part, et en résumant massivement, d'une situation économique favorable. Celle-ci permet de dégager un surplus économique et de financer ainsi une activité à première vue improductive: celle des savants. Dans ces périodes prospères, les commerçants, habiles compteurs et toujours intéressés par des technologies susceptibles d'augmenter leur chiffre d'affaires, deviennent d'ailleurs eux-mêmes un moteur pour la science.

  L'autre facteur est la division politique stable et durable: la coexistence de plusieurs Etats de longue durée, se livrant une compétition permanente. Effet positif de cette situation: la multiplicité des législations. Ce qui est impossible dans un pays peut être permis dans un autre (Christophe Colomb a vu son projet refusé par la couronne du Portugal mais accepté par celle d'Espagne). De plus, les gouvernements à la recherche de prestige s'arrachent les meilleurs savants. Les conditions de travail et donc l'efficacité de ceux-ci n'en deviennent que meilleures. Cette rivalité est aussi une importante cause de guerre mais, il faut bien se l'avouer, celle-ci a toujours considérablement dopé les progrès techniques.

   –Pourquoi cela n'a-t-il pas été le cas ailleurs?
   –Attention, d'autres civilisations ont connu des périodes de division politique stable et de prospérité économique. C'est à ces moments que la Chine a découvert la poudre, le papier ou la typographie, l'amalgame dentaire et bien d'autres choses encore. L'Inde, entre le IVe siècle et le VIIIe siècle, a inventé le zéro et les chiffres que nous utilisons encore maintenant. Quant à l'Islam, entre le Xe et le XIe siècle, il a fait progresser considérablement l'algèbre et l'optique. Toutefois, ces situations favorables n'ont jamais duré aussi longtemps qu'en Europe. On remarque en effet que ces autres grandes civilisations ont plus fréquemment souffert de stagnation économique ainsi que d'instabilités politiques, que ce soit d'importantes fluctuations de leurs frontières ou l'oppression d'un empire centralisé et unique étouffant tout développement. C'est à cause d'un tel empire d'ailleurs que la Chine n'a pas pu préserver son avance sur l'Europe.
   Une grande partie du succès de l'Europe vient de son profil littoral très articulé. Il n'a d'ailleurs pas d'équivalent dans le monde. De nombreuses péninsules, presqu'îles et îles rapprochent la mer des zones intérieures. Cela facilite le commerce de manière générale et favorise l'apparition de plusieurs Etats indépendants qui deviendront forcément rivaux.

   –Ne peut-on pas évoquer d'autres facteurs qu'économiques et politiques pour expliquer ce développement scientifique?
   –Je pars du principe que les motivations profondes et les capacités des hommes sont les mêmes partout. En partant de cette vision universaliste, j'élimine d'emblée toutes les considérations sur les avantages culturels, religieux ou génétiques que pourrait avoir l'Europe. Bien-sûr, à court terme et à plus petite échelle, les facteurs culturels ou religieux jouent un grand rôle. Mais à long terme, ce sont les conditions générales qui influencent les mentalités et les comportements.

   –Comment voyez-vous le présent et peut-être l'avenir à travers votre théorie?
   –La situation actuelle a changé par rapport au millénaire qui s'achève. La formule magique européenne, cette machine à progrès scientifique qui a marché à plein régime durant des siècles, s'est éteinte au milieu du XXe. Les capacités du progrès technologique – particulièrement avec la bombe atomique – ont dépassé les possibilités d'accueil du territoire européen, devenu trop petit. Le duel entre les Etats-Unis et l'URSS a pris le relais pendant la guerre froide.

   Aujourd'hui, c'est le monde entier qui forme un système et l'Europe n'en forme plus qu'une composante. La guerre entre les grandes puissances n'est plus possible mais il reste toujours la compétition économique et de prestige. Il faut maintenant qu'à l'échelle du globe, il y ait plusieurs centres politiques puissants, riches et en concurrence. Ces conditions sont réunies actuellement avec la triade Etats-Unis-Europe-Japon.
   Les sciences et techniques continuent d'avancer, notamment l'astronomie, la biologie, l'informatique et les télécommunications. Pour l'avenir, ce qu'il faut éviter, c'est la dépression économique et l'unification politique totale. Aussi longtemps qu'il y aura prospérité et division stable, sur une partie au moins du globe, le progrès sera assuré.


 DAVID COSANDEY:
Le Secret de l'Occident
(Arléa)

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Une théorie audacieuse

Ce qui est le plus audacieux dans la théorie énoncée par David Cosandey est la réfutation en bloc des dimensions culturelles ou religieuses comme facteur déterminant du développement des sciences et de la technologie. Avec une nuance importante toutefois: il admet volontiers que ces facteurs puissent avoir de l'importance à une échelle réduite, au niveau de l'individu ou sur une période courte, mais il les rejette en tant que guide des grands courants de l'histoire. A l'échelle de plusieurs siècles les motivations et les capacités des hommes sont, selon lui, toutes les mêmes, quelle que soit la civilisation à laquelle ils appartiennent. Seuls comptent des facteurs économiques et politiques particuliers (lire ci-dessus).

C'est l'identité même des Occidentaux qui est ainsi redéfinie. En gros, ce n'est pas parce que nous avons telle religion ou que nous appartenons à une telle ethnie que nous pouvons nous féliciter de notre avance technologique. C'est la situation géographique de l'Europe, le découpage de son littoral grâce auquel des conditions politiques et économiques favorables ont pu être préservées longtemps, qui ont fourni l'avantage décisif, et rien d'autre.

Les échos de cette théorie dans les milieux intéressés reflètent beaucoup d'intérêt assaisonné d'un peu de prudence. L'ouvrage vient de sortir et il n'a pas encore été lu par tous. L'explication d'événements aussi importants par un nombre aussi restreint de facteurs est plus que séduisant mais ne semble pas toujours une pilule facile à avaler sans une gorgée d'eau. L'historien français Pierre Chaunu, par exemple, s'est montré très intéressé par la thèse de David Cosandey, bien qu'il reste convaincu que le facteur culturel, le bagage judéo-hellénique de l'Europe, a été déterminant dans l'évolution de la science dans la civilisation occidentale. "La seule manière de juger des théories de cette envergure est de voir si les prévisions qui en découlent se vérifient par la suite", estime-t-il. L'histoire nous le dira.
Anton Vos





Un interview de moi, par Anton Vos, publié dans le Journal de Genève du 8 novembre 1997, p.36.














Créé: 01 mar 2020
Modifié: 26 mar 2020